Mots-clés : Paysage, territoire, représentations, identité, Méditerranée, région, audiovisuel, télévision, régionalisme.
A l’heure où semblent s’installer la globalisation des économies et l’uniformisation culturelle inhérentes au renforcement des échanges à l’échelle du monde, les sociétés célèbrent leurs villages et leurs « pays ». Les moyens de communication et au premier chef l’un des plus puissants, la télévision, relaient dans leurs programmes cette redécouverte des territoires. Dans ce contexte, les sciences sociales accordent une attention croissante aux bases identitaires susceptibles de conforter les structures régionales. L’étude de l’identité et du territoire – portion d’espace appropriée par une société- paraissent indissolublement liées, puisque le « territoire », est la toile de fond sur laquelle les autres identités sont accrochées[i].
A la suite d’anglo-saxons comme Kevin Lynch, nombre de géographes tiennent compte des représentations dans l’analyse des territoires en établissant une relation entre l’identité et le paysage. Le paysage, portion d’espace qui s’offre à notre regard, cristallise la profondeur historique des sociétés qui l’habitent. Récemment les études géographiques se sont attachées à montrer qu’il est un interface susceptible d’être instrumentalisé. L’importance du sens donné aux lieux et son écho sur l’identité du groupe ne font plus aucun doute. L’intérêt porté aux images de paysages, autres que les représentations picturales ou littéraires, demeure néanmoins largement sous-exploité en géographie. Les symboles évoqués par Jérome Monnet ne cessent pourtant de renvoyer à l’importance de la médiatisation. Pour qu’il y ait symbole, encore faut-il qu’une visibilité soit garantie.
L’importance et le coût des espaces publicitaires à la télévision sont autant de preuves de la puissance de visibilité qu’offre cette « petite fenêtre » sur le monde. La redécouverte des identités et la promotion des territoires n’échappent pas à l’attrait de ce vecteur de représentations. De fait la vitalité des télévisions québécoises fait depuis longtemps écho à la politique francophone. En Europe où les télévisions -comme les Etats- ont gardé une organisation centralisée jusque dans les années 1980, le phénomène est nouveau et les études sont encore rares sur la symbiose entre paysage et identité régionale dans les représentations télévisuelles des territoires. Les programmes télévisés, en particulier les magazines qui répondent au souci de réalité et de vérité, offrent l’opportunité de comprendre les nouvelles relations socio-spatiales qui se mettent en place. Le géographe doit tenir compte du fait que, par le biais des télévisions régionales et des relations qu’elles sont susceptibles d’entretenir par delà les frontières et les circuits traditionnels, des solidarités apparaissent ou se recréent et des réseaux se renforcent balayant des frontières : ces événements ont des répercussions sur l’espace. Partant de ces constats, notre propos est d’explorer la liaison entre paysage et identité régionale dans les territoires médiatisés par les télévisions régionales, et de proposer une méthode d’analyse à partir de magazines télévisés régionaux.
Dans cet espace unifié par des paysages et des empreintes historiques communs –ferments identitaires s’il en est- que sont les régions méditerranéennes de l’Europe, sans doute est-il possible de trouver un champ d’expérimentation pertinent. Réunies dans ce qui est couramment nommé arc méditerranéen, ces régions s’inscrivent dans la Méditerranée, que Jean-Robert Henry[ii] qualifie de terrain privilégié pour l’étude des processus identitaires et de leurs conséquences sur la viabilité des sociétés. L’arc méditerranéen de l’Andalousie à la Sicile a en outre fait l’objet d’une analyse quantitative dans la thèse de Christine Voiron-Caniccio[iii]. Proposer une étude de cet ensemble de régions suivant des critères différents des données socio-économiques doit permettre d’élargir les perspectives géographiques.
Cette recherche tenant à la fois à l’espace méditerranéen et à l’audiovisuel a bénéficié du cadre scientifique de l’unité mixte de recherche Temps Espace Langage Europe Méridionale Méditerranée (UMR TELEMME), au sein de laquelle les géographes, les historiens et les linguistes conduisent de nombreuses études sur la Méditerranée nord-occidentale, notamment à travers la thématique des représentations.
Au sein de l’arc méditerranéen, la concordance temporelle –et parfois structurelle- entre la régionalisation et le développement de la télévision dans les régions accentue l’intérêt de cette recherche. L’accessibilité des sources et les réalités télévisuelles ont cependant réduit le champ d’expérimentation de l’arc méditerranéen à six régions principales, l’Andalousie, la Catalogne, le Languedoc-Roussillon, la Provence-Alpes-Côte d’Azur, la Corse et la Sicile. La nécessité de considérer l’ensemble de l’arc méditerranéen demeure et l’analyse s’y attache autant que faire se peut.
Matériels et méthodes
Des missions auprès des antennes de télévision, en Catalogne, en Andalousie, en Sicile, en Corse et à Toulouse (archives de France 3 Sud) ont été nécessaires afin d’accéder directement aux bases de données. Les informations recueillies tiennent à la fois des domaines quantitatifs (listes des émissions et des lieux de tournages) et qualitatifs (visionnage des émissions, analyse des images et des discours, entretiens avec les journalistes).
Les télévisions régionales offrent toutes des programmes comparables qui montrent des paysages, ce qui nous a permis de dresser un corpus de 1184 magazines diffusés entre 1991 et 1998, composé de Tarasca[iv] (télévision catalane Canal 33), Las Andalucias[v] (télévision andalouse Canal Sur), Da Qui[vi] (France 3 Corse), Midi-Méditerranée (France 3 Méditerranée), Vent Sud (France 3 Sud) et Mediterraneo (Rai 3 Sicile). Cette dernière émission n’est pas strictement circonscrite à la Sicile. Originellement produite par la Rai 3 de Sicile elle est désormais le fruit d’une coproduction réunissant la Rai 3 de Sicile, France 3 Méditerranée et RTVV –télévision valencienne-. Lorsque Mediterraneo concerne la Sicile, l’émission s’apparente aux autres magazines. Ces précautions ne doivent pas écarter un magazine qui offre au géographe la possibilité de changer d’échelle.
Les données quantitatives et qualitatives permettent d’envisager une étude comparatiste et de proposer une méthodologie d’analyse géographique à l’échelle de la région et de l’arc méditerranéen. L’utilisation de l’outil informatique, par la réalisation de statistiques, de cartes et de modèles, donne une image des dynamiques en œuvre dans ces régions. Cependant, alors que le magazine télévisé offre une grande richesse, dûe à la présence conjointe d’images en mouvement, de commentaires et de musiques, l’analyse du corpus d’émissions conduit inévitablement à un appauvrissement.
Première partie : Des paysages comme miroir
Il s’agit de questionner les images de paysages comme miroir de l’identité régionale. Comment s’organise le paysage à la télévision, quels ancrages, quels symboles recueillent une médiatisation préférentielle ? En établissant une grille de lecture fondée sur trois catégories de paysages -les lieux, les espaces naturels et les territoires- notre recherche établit les bases du comparatisme. La définition de ces types est fondée sur l’analyse des termes employés dans les titres.
Au delà de cette classification générale, il s’agit de décomposer la construction des images et des discours attachés à ces trois catégories de paysages et d’éclairer leur rapport avec l’identité régionale. L’utilisation du logiciel Vidéoscribe qui permet d’effectuer des captures d’écran offre l’opportunité de tenir compte de la composition intégrale des images et des commentaires qui leur sont associées. Les résultats de l’étude montrent les interactions entre les types de paysages médiatisés et le contexte identitaire des régions et dressent une première typologie des régions.
Deuxième partie : Vers de nouveaux territoires
Cette typologie permet en second lieu de décomposer le territoire régional. Les images de paysages sont alors saisies comme des éléments de structuration d’un territoire régional dont les différences avec celui communément représenté sont à mesurer. La présence à l’image est-elle en adéquation avec le poids démographique des lieux ? Peut-on lire un rapport entre la métropolisation et la médiatisation ? Comment s’opère la médiatisation des fonctions économiques ? Le recours aux outils géographiques (statistiques, cartographiques) appliqués aux corpus des titres de magazines permet d’établir une vision générale de ces territoires. La confrontation des résultats obtenus avec les écrits des géographes sur ces régions offre la possibilité de proposer des interprétations et de mesurer les limites de notre analyse. Une étude plus fine permet de montrer que des magazines rapprochent des types de paysages à la fois distants dans l’espace et dans les vocations. A travers des thématiques communes, différents espaces apparaissent proches alors que des distances topographiques importantes les séparent. L’ubiquité de la télévision modifie substantiellement la notion de trajectoire.
Troisième partie : Positions et trajectoires méditerranéennes
Enfin, considérant le rôle de la confrontation à l’altérité dans la formation de l’identité, il est important de changer d’échelle et d’envisager les dynamiques induites par les tournages chez l’Autre, -autre région ou minorités étrangères ici. L’étude des trajectoires opérées par les magazines et celle des projets euro-méditerranéens en matière d’audiovisuel offrent la possibilité de comprendre les régions de l’arc méditerranéen dans un système d’échange, et non comme juxtaposition d’espaces. L’analyse s’ouvre sur d’autres types de sources que les magazines télévisés régionaux. Les conférences organisées en Méditerranée comme les textes concernant les orientations et les financements du partenariat euro-méditerranéen, indices de la mise en place de réseaux, sont utilisés en contrepoint des résultats obtenus à partir de l’analyse des magazines télévisés.
L’ensemble conduit à dresser une typologie dynamique de ces régions, entre régionalisme et néo-régionalisme.
Conclusions et perspectives
- Apports régionaux
Les représentations télévisuelles des territoires nous apportent un éclairage sur l’organisation et la définition de l’arc méditerranéen. Les régions telles qu’elles apparaissent à l’issue de cette recherche sont liées par des échanges d’images et ne sont pas organisées selon un gradient Nord-Sud qui exclurait notamment l’Andalousie, la Sicile, la Corse. Elles ne composent pas non plus une frontière de l’Europe fondée sur un fort différentiel économique et démographique entre le Nord et le Sud. Pour des raisons stratégiques ou identitaires, la Sicile, Valence et Provence-Alpes-Côte d’Azur s’ouvrent vers l’autre rive de la Méditerranée. En revanche nous avons pu mesurer -en comparant les textes concernant les zones méditerranéennes et orientales de l’Europe- que les acteurs institutionnels, en particulier la Commission européenne, font preuve d’une conception qui ne remet pas en question la frontière méditerranéenne. De ce fait les antennes et télévisions de l’arc méditerranéen ne bénéficient pas d’un contexte des plus favorables au développement de magazines télévisés promoteurs d’une identité ouverte.
Enfin, la typologie réalisée en fin d’analyse laisse entrevoir les acteurs susceptibles d’infléchir les relations interrégionales dans cet ensemble. La mesure des réseaux tissés entre les régions, envisagés ici dans le cadre audiovisuel, permet de concevoir le rapport entre paysage et identité régionale selon une dynamique.
- Apports méthodologiques
La classification des composantes des paysages en trois catégories, les espaces naturels, les territoires et les lieux est nécessaire mais pas suffisante pour saisir les représentations télévisuelles des régions de l’arc méditerranéen. Le changement d’échelle opéré par la prise en compte des réseaux apparaît comme une étape indispensable. Or pour cette dernière, une étude uniquement fondée sur le corpus de magazines est incomplète et nous avons dû tenir compte d’autres types de sources comme les différents textes afférents aux volets culturels de la politique euro-méditerranéenne.
Dans ce contexte l’analyse des images et des titres des magazines ne représente qu’une étape. Le traitement statistique réalisé a permis de tenir une étude comparative et de présenter régulièrement des typologies. Pourtant il conduit à une perte très importante d’informations. Pour pallier cet appauvrissement des sources, nous avons eu recours au logiciel Vidéoscribe qui a permis de décomposer l’organisation des magazines télévisés. Les plans séquences analysés ouvrent des perspectives intéressantes en géographie car ils rendent possible une compréhension conjointe des images de paysages et des discours qui leur sont associées. Il serait très intéressant d’utiliser ce logiciel afin de comparer les représentations de chacune des régions diffusées par différentes télévisions (locale, régionale, nationale) et ce travail représente un prolongement possible de la présente recherche. Songeons également à des études diachroniques qui s’attacheraient à l’évolution des images et des discours sur un espaces donné. Ce type d’analyse fait d’ores et déjà l’objet de nombreuses recherches conduites en histoire.
- Les apports scientifiques
Cette recherche inscrit les sources audiovisuelles comme objet scientifique. Non seulement les magazines télévisés sont utilisés comme des sources auxquelles sont appliquées différentes méthodes d’analyse géographique, mais comme de véritables pistes de lecture du rapport des sociétés au territoire. Cet objet n’est pas créé par les géographes, en ce sens il pose la question de sa limite scientifique. En même temps, puisque ces représentations sont proposées aux habitants elles deviennent un objet social qui mérite l’attention des géographes, au même titre que les recensements ou les schémas d’aménagement du territoire.
Nous avons vu que ces sources télévisuelles permettaient d’inscrire le rapport entre paysage et identité régionale dans une dynamique. Les paysages territorialisés apparaissent comme la première (Andalousie, Corse) et la dernière étape (Catalogne) dans le néo-régionalisme. En outre, nous assistons dans les régions françaises à la mise en place de micro-territoires –les pays- dont il faudra étudier la médiatisation.
Il semble que les différentes régions de l’arc méditerranéen composent de manière différente leur rapport au régionalisme et au néo-régionalisme. Cette diversité ne semble pas aléatoire comme le montre la typologie réalisée en troisième partie. Au risque de proposer une lecture de l’histoire régionale orientée vers le néo-régionalisme -ce que les différentes analyses en sciences-politiques conduisent à penser- nous pouvons conclure à l’idée d’une succession cohérente des référents spatiaux.
Les hypothèses et conclusions proposées dans cette étude doivent beaucoup au cadre régional dans lesquelles elles s’inscrivent. Il apparaît à l’issue de cette recherche que la géographie régionale est un cadre privilégié qui s’adapte aux questionnements, sans les contraindre aux clivages entre espaces urbains et ruraux, catégories réductrices dans un contexte d’appartenances multiples. Opérer à partir de sources produites par des caméras dont la seule limite est celle de l’horizon offre l’intérêt de considérer un grand nombre d’approches géographiques (culturelles, politiques, sociales, historiques, etc.).
En croisant diverses perspectives géographiques, des mécanismes liant phénomènes identitaires et territoire ont pu être décomposés. D’autres disciplines doivent établir la portée réelle des images diffusées auprès des téléspectateurs.
- Les pistes à envisager
La confrontation des présents résultats avec d’autres ensembles régionaux paraît importante. Des instances européennes œuvrent dans le sens d’un développement des médias régionaux comme soutien des identités culturelles. Il serait intéressant d’analyser les représentations télévisuelles des territoires dans les régions revendiquant la reconnaissance du celte, l’Irlande, le Pays de Galles, l’Ecosse et la Bretagne. Ces études permettraient, en retour, d’enrichir notre questionnement sur les régions méditerranéennes.
Il paraît essentiel de développer l’utilisation des sources audiovisuelles autres que cinématographiques. Nous avons pu constater qu’entre média régional et processus de régionalisation, les rapports étaient forts étroits. A l’heure où une fédération européenne est évoquée et où les régions composeront sans nul doute un cadre territorial fort, ce type d’analyse apportera un regard essentiel. Alors que les instances européennes se livrent à une œuvre de regroupement des régions -arc méditerranéen, arc atlantique, etc.- des typologies autres que socio-économiques méritent d’être prises en compte. C’est bien parce que dans le passé des frontières ont été tracées au mépris des identités territoriales que l’on voit aujourd’hui s’affronter des groupes (Palestiniens et Israéliens, Serbes et Croates) et éclater des territoires (ex-Yougoslavie, ex-URSS, etc.). Le développement des réseaux et l’expansion de la globalisation, s’ils peuvent affaiblir les Etats, sont loin de remiser les identités territoriales au rang des concepts à oublier.
Résumé de la thèse publié dans Intergéo bulletin, Paris : Prodig, 4/2000, pp.27-31, Montagnes méditerranéennes, Grenoble, 2001, n°12, pp. 200-202 et dans le numéro 0 de la revue en ligne http://www.amares.org :
Clairet, Sophie. Paysage, identité régionale : les représentations télévisuelles des territoires dans l’arc méditerranéen, thèse de doctorat, dir. Roland Courtot, Aix-en-Provence, Université de Provence, 2000, 325 p., 35 figures, 20 tableaux.
Notes
[i] Bougnoux, D. « L’impératif de la sécurité culturelle dans l’Europe morcelée », in Saez, J.P. Identité, cultures et territoires, Paris : Desclée de Brouwers, 1995, p. 97.
[ii] Henry, J.R. «La Méditerranée, nouvelle frontière européenne », Sciences Humaines, Hors Série n°15, décembre 1996-janvier 1997, Auxerre, pp. 46-48.
[iii] Voiron-Canicio, Ch. Espace, structures et dynamiques régionales : l’arc méditerranéen, Thèse de Doctorat d’Etat, dir. Dauphiné A., Université de Nice, 1992, 549 p.
[iv] Animal fabuleux que Canal 33 a choisi comme symbole des fêtes et des traditions catalanes
[v] « Les Andalousies »
[vi] « D’ici ».