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Derrière les images…

Nouveau langage d’émoticônes, multiplication de thèmes de blogs valorisant galeries et carrousels, généralisation des dataviz (visualisation de données), autant de marques de l’avancée des images. Le sujet concerne autant la forme que le fond, autant le paysage que le message, autant le promeneur du web que ce blog même. Bref, faire sa mue vers l’approche « tout en images » ou pas, telle est l’une des questions. La bascule constituerait un atout en matière de référencement sur les moteurs de recherche (1), mais c’est un tout autre référentiel qu’il m’importe d’évoquer dans ce petit sujet.
Derrière les images, il y a un/des regard(s), une/des culture(s), une/des intention(s). Face aux images, une liste similaire. L’absence d’image ne renvoie pas qu’au néant, au non-être d’un phénomène mais également à un rapport à l’image différent, à un autre mode d’information ou de communication.

Démonstration de Twenty Fourteen, nouveau thème tout en images de WordPress pour 2014.
Démonstration de Twenty Fourteen, nouveau thème tout en images de WordPress pour 2014.

Conflits pour des images, précédents historiques

Ne réinventons pas la roue sur ce sujet, voici une citation : « Des premières traces inscrites dans les grottes, témoignages d’un désir de donner à voir le monde, jusqu’aux images actuelles, le mouvement des représentations a toujours tendu vers la reproduction de la réalité. (…) La religion du Dieu unique (…) induit une limitation de l’influence des images, comprises comme la traduction d’un désir de pouvoir. Le Décalogue précise en effet Vous ne ferez point d’image taillée, ni aucune figure de tout ce qui est en haut dans le ciel et en bas sur la terre, ni de tout ce qui est dans les eaux et sous la terre. Vous ne les adorerez point et vous ne leur rendrez point de culte. Le culte chrétien se séparera du culte juif, en officialisant le rôle des images. Après des siècles de controverses, le Concile de Nicée en 787 autorise la vénération des images. L’Islam respectera l’interdit, bien qu’il n’en soit pas fait mention dans les sourates.
Autre épisode historique dans la lutte contre les images, la rupture entre l’Empire d’Orient et d’Occident laisse éclater un second interdit. Depuis Byzance, Léon III prône l’interdiction des images. Une des conséquences en matière de représentation : la peinture byzantine se trouve alors fixée dans le cadre iconique.
Enfin, au XIXe siècle, la photographie déchaîne les foudres des luthériens germaniques : Vouloir fixer de fugitifs reflets est non seulement une impossibilité, comme l’ont démontré de très sérieuses expériences faites en Allemagne, mais le vouloir confine au sacrilège. » (2)
Aujourd’hui règnent la « magie des images », « c’est design », autant de qualificatifs positifs qui ne doivent pas cacher les tensions culturelles autour de ce mode de figuration des idées. Après la destruction des bouddhas en Afghanistan, les instrumentalisations croisées en 2012 autour du film L’innocence des musulmans rappellent la force émotionnelle et les clivages toujours prêts à s’enflammer.

Les images ou la séduction de l’esprit

Les recherches ne sont pas nouvelles, après les religieux de tous les camps – dont certains usèrent avec maestria des vitraux pour éduquer leur troupeau -, les professionnels de l’audiovisuel et les publicitaires se sont intéressés aux effets des images sur les comportements. Aujourd’hui le neuromarketing, associant spécialistes du cerveau et experts de l’influence, donne les petites recettes du « comment obtenir ce que vous voulez des autres en court-circuitant l’analyse logique ». En bonne place des ingrédients, ces images qui touchent l’œil et le cœur, parlent en analogie là où les mots s’inscrivent en logique. En mauvaise place dans les recettes, ces mots qui doivent se faire discrets, ces longs discours qu’il faut synthétiser.
Comment argumenter contre des images ? Comment discuter avec des images ? A part faire plus beau, plus innovant, plus tendance – donc jouer le même jeu sans jamais se parler en réalité, je ne vois pas. C’est autant le règne de la séduction que du coup d’État au pays de la pensée.

Est-ce grave docteur ?

Du haut de mon expérience de têtue géographe, je note une avancée significative des images issues du monde de l’infographie et de la communication hors de toute sémiologie graphique. Sans faire trop long sur un sujet un peu indigeste pour les non pratiquants de cartographie et de géographie, il est bon de préciser qu’une image géographique de type carte est fondée sur des codes destinés à ne pas saturer l’œil (nombre maximal d’objets), à respecter une gradation de couleurs chaudes/froides, une logique (précision des discrétisations statistiques par exemple). Une visualisation des données de type carte est à la base un discours scientifique. On peut lui opposer une autre carte plus juste, elle n’est pas une massue de couleurs et de logos dont l’agencement doit mettre ko le spectateur (car non, il n’est pas question de lecteur pour la plupart des dataviz en vogue) bien incapable de retrouver le chemin des sources et des méthodes.
Les concours d’infographie récompensent la qualité de mise en forme des données (valeur esthétique) et son efficacité (valeur d’influence). A l’initiative de ces défilés, une diversité d’acteurs : la presse (pour le Society for News Design basé en Floride), les écoles de design (celle de Pampelone pour le prix Malofiej décerné en mars), plus récemment les agences d’études de marché-marketing (Kantar pour le prix Information is beautiful décerné en novembre) et des fournisseurs de données – le Concours ITIE d’infographisme a choisi son palmarès fin octobre à Oslo.
Ce qui est grave est le manque de discernement dans l’usage : désormais ces images sont aussi l’habit extérieur de big-datas dont tout un chacun glose et déclare se défier mais qu’il boit avec avidité sous forme d’infographies virales.

Nous voilà sur un point de bascule esthétique et épistémologique aux ancrages culturels profonds, historiquement conflictuels et aux portées peu mesurables – enfin de mon point de vue personnel, de celle qui sait qu’elle ne sait pas tout et ne vous dessinera pas une grosse bombe à présenter à l’ONU (3). Geosophie continuera à utiliser le media visuel pour ce qu’il apporte de compréhension et de jeu sur les niveaux de lecture – c’est bien tout le sens d’un « paysage géopolitique ».

Sophie Clairet

Image du haut : le réel et son double. Gorges du Verdon, cliché Sophie Clairet.

Notes :

(1) Surtout à l’heure où le terme geosophie se fait à la mode. A ce propos ni ma personne, ni ce blog n’ont quoi que ce soit en lien avec une quelconque école de geosophie canadienne aux accents new-âge qui a démarré le 24 octobre 2012 sur Facebook – soit 3 jours après la mise en ligne de mon sujet sur les câbles sous-marins dans l’Arctique.
(2) Sophie Clairet, Paysage, identité régionale : les représentations télévisuelles des territoires dans l’arc méditerranéen, thèse de doctorat, dir. Roland Courtot, Aix-en-Provence, Université de Provence, 2000, p. 9-10. Les passages spécifiquement en relation avec l’espace méditerranéen ont été coupés.
(3) En référence au dessin arboré par Benyamin Netanyahu le 27 septembre 2012 à la tribune des Nations Unies pour asséner le danger nucléaire iranien.

2 réponses sur « Derrière les images… »

Tout à fait d’accord, en tant que « geographe tetu » aussi, je suis d’avis qu’il faut reaffirmer nos valeurs. Dire qu’une image doit être travaillée et commentée en est une, c’est la base de la semiologie graphique. Dailleurs, attirer l’attention – graphiquement ou par le texte – sur tel ou tel element est deja une intervention et un commentaire.

Vous avez d’ailleurs mis en pratique ce travail de sémiologie sur votre blog à http://braises.hypotheses.org/344. Je trouve votre approche créative et belle sur le plan esthétique, un aiguillon éclairant sur le plan scientifique. Merci de nous en offrir la lecture autant que le spectacle.

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