En éclairant la fabrique du territoire, La France des 13 Régions offre un bilan d’étape extrêmement précieux. Nous voilà à l’heure où le millefeuille administratif français se trouve frappé conjointement par l’élargissement des délégations de missions sans hausse des dotations de l’État aux collectivités territoriales, par l’accélération des capacités des outils numériques sans accélération de la culture numérique des utilisateurs, et par une concurrence entre les métropoles mondiales qui s’apprête à déclasser tous ceux qui oublient de fédérer des réseaux – évidemment le territoire est encore le réseau de base qu’on connaît le mieux, lui qui associe un système politique, une société et un espace.
On pourra regretter que le format, collection U chez Colin, ne place pas un tel bilan dans toutes les mains. Fort heureusement, il sera déjà dans les bonnes, celles des étudiants et enseignants, ces artisans de l’avenir.
Un panorama clair, comparatiste et surtout un format de conservation des données
La France des 13 Régions passe en revue les 13 nouvelles Régions mises en place depuis le 1er janvier 2016. Claire parce que composée de textes courts et nourris d’exemples concrets, de tableaux et de cartes. Comparatiste dans la mesure où la même approche est reproduite pour chaque Région. C’est une œuvre à saluer dans un monde où la vague du « storytelling » fait triompher les récits organisés dans l’optique d’éclairer une originalité et où la vogue des DATA nous abreuve d’énormes tableurs à rallonge pensés pour nous étouffer d’infobésité. Enfin, la presse accueille chaque jour le récit d’une réussite à tel ou tel endroit. Mais pour savoir exactement quelle Région fait quoi en chiffres, pourquoi et comment, c’est bien cet ouvrage qu’il faut ouvrir.
Discussion : Il faut saluer également son format papier à l’heure où l’édition précédente, La France des 26 Régions, vient de devenir une archive… Savez-vous en effet que les statistiques de l’INSEE qui concernent des années antérieures à la mise en place de ce découpage sont projetées dans les limites de 2016 ? Si les portails Internet se mettent à réécrire l’Histoire, gardons précieusement tous les ouvrages qui figent sur papier le savoir dans sa cohérence temporelle. Car définitivement : non, pour la période entre 2000 et 2008, la carte de l’INSEE est juste « fausse » (elle n’associe pas le territoire en vigueur au moment des données).
La carte publiée par EUROSTAT montre le même type de sujet, PIB en 2014, c’est à dire avant la mise en place des nouvelles Régions, sur le fond correspondant, c’est à dire les Régions de 2014.
On voit bien au passage que l’argument de la taille des Régions qu’il fallait absolument agrandir en 2016 afin de cadrer avec le reste de l’UE28 était réservé aux gens sans cartes et joueurs de pipeau. Sur ce coup là, merci donc à la Commission européenne de conserver l’histoire de nos données sur le cadre correspondant…
En introduction, un modèle de géopolitique
Comment se sont écrites depuis les années 1950 la déconcentration puis la décentralisation française ? Quelles en sont les ambitions, pour quels jeux d’acteurs, et quelles sont les conditions et réalisations de la phase la plus récente de redéfinition en 2016 ? Dès l’introduction, Laurent Carroué propose une approche qui intègre tous les ingrédients qui entrent dans la production de ce nouvel échelon de gestion – histoire, géographie, sociologie et psychologie… y compris jusqu’à la dimension interpersonnelle de la prise de la décision.
La notion d’identité régionale est utilement réintégrée, là où elle reste habituellement enterrée dans le champ de bataille qui oppose les géographes régionalistes favorables à davantage d’autonomie à leurs collègues à tendance jacobine au-dessus des terroirs.
Discussion : Sur le terrain, la guerre économique voit partir des systèmes de production à des millions de kilomètres. Tous les réseaux consulaires s’activent pour estampiller des terroirs, arrimer des marques. Oui mais à quoi les arrimer si la France n’est qu’un empilement de strates qui s’équivalent sans identité fédératrice ? Si la notion d’ « identité régionale » revient dans cet ouvrage généraliste porté par des spécialistes de géopolitique et de géographie économique, c’est qu’il faut s’y intéresser pour des raisons qui dépassent sérieusement le clocher du village. Et s’y mettre vite, avant que le monde du marketing ait transformé un ingrédient d’océan bleu en ketchup de com’. Lorsque le foodtrucks et le vintage balayent la mirabelle de Lorraine et le cercle (bistrot communal du village en Provence), c’est parce qu’ils sont revus et corrigés par des agents économiques 2.0 et qu’on ne les laisse pas se marginaliser en foires pour seniors.
Sur le nerf de la guerre
« En France, les trois collectivités territoriales – locales, départementales, régionales –représentent 1,9 million d’emplois et 228,3 milliards d’euros de recettes fiscales en 2015 face aux 2,3 millions d’emplois et 428,5 milliards d’euros de l’État, soit un ratio de 82,6%) pour l’emploi et de seulement 53% pour les recettes fiscales » ». (p. 8)
Discussion : Qui veut tuer son chien dit qu’il a la rage, qui veut tuer la Région lui confie de nombreuses missions mais pas les moyens de les mener.
Humain, trop humain
« Premièrement, François Hollande, dans sa précipitation, ne veut absolument pas ouvrir la boîte de pandore d’un éventuel éclatement des anciennes 22 Régions sur une base départementale pour reconstruire un nouveau redécoupage régional différent. » (p.11)
(…)
Deuxièmement la méthode utilisée (…) témoigne d’un exercice très personnel et solitaire du pouvoir » (…) « Les choix définitifs opérés sont souvent le fruit de multiples échanges interpersonnels entre le Président de la République et les grands barons socialistes nationaux et régionaux, en particulier durant le week-end du 1er juin 2014. » (p.11)
Le reste du texte détaille les tractations qui ont présidé aux contours de la Région Bretagne comme au blocage de solutions un temps envisagées (fusion Centre et Poitou Charente par exemple).
Discussion : Les premiers découpages des années 1950 furent le fruit des travaux d’une poignée de hauts fonctionnaires, les derniers résultent de tractations politiques très personnelles. Il ne s’agit pas de petite historiette, Laurent Carroué ne bascule pas dans le Closer géographique. Bien au contraire, l’arrière-cuisine est en réalité essentielle. Il n’est de projet que d’hommes, guidés par leur formation, leurs talents, leurs réseaux. Il ressort de tout cela que la cuisine politique découpe la France en dépit des experts du territoire que sont les géographes et les aménageurs. Clairement, les politiques semblent jouer la France aux dés de leurs carrières, je te tiens, tu me tiens. À croire que les géographes ont disparu avec la culture stratégique, il ne reste que la tactique.
Il y a un « avant », doté aussi d’un service militaire y compris de l’élite, qui présentait l’avantage de mettre des cartes dans les mains de tous les futurs décideurs en leur faisant comprendre qu’il fallait penser le contrôle des points, lignes et surfaces pour tenir un territoire. La géographie pense le territoire, elle n’est pas là pour faire passer en cartes bariolées la pilule de réformes pensées sans ses fondamentaux.
À rebours des identités régionales
« Troisièmement, ces choix brutaux font l’impasse sur la maturation progressive des identités régionales ». (p. 12)
Discussion : Laurent Carroué livre une définition ambitieuse du territoire qui existe par sa fonction et une projection de représentation. On en a l’expression aujourd’hui en Alsace où la révolte des élus régionaux vient de conduire à la démission d’un président de Région qui était du même bord politique qu’eux. On entend bien en Alsace, que faire Région avec la Lorraine, ça passe encore mais alors avec Champagne Ardenne… De même en Lorraine d’ailleurs.
Pour finir, il faudra suivre attentivement la digestion de la réforme de 2016 là où le sentiment de déclassement est plus fort que celui du gain. En Occitanie, le choix du nom n’est pas digéré, vécu comme une négation de l’histoire catalane de la partie occidentale du territoire. Dans le fond, cette réforme en demi-teinte porte en elle les germes de l’étape d’après, celle qui voudrait que les métropoles « protègent » un département rural.
Il faudra suivre le retour annoncé des cités-États et baronnies locales et par dessus tout un concours de marques où Paris Region fait la course en tête. Finalement, l’un des échecs de la réforme des Régions tant décriée aujourd’hui, c’est bien d’avoir encore accru le leadership de Paris (voir les graphiques précédents), là où Lyon, Toulouse, Bordeaux, Lille (barres rouges sur le graphique plus haut) ont accepté de se déclasser un peu au bénéfice d’une Région voisine en difficulté (en vert sur le graphique). Paris n’aurait rien cédé et couperait les robinets ?
Sophie Clairet
Note : Graphique sur le bétail (en haut de page) disponible sur la page d’EUROSTAT Mon pays dans une bulle à http://ec.europa.eu/eurostat/cache/BubbleChart/?lg=fr#tableCode=tin00096
Présentation du livre par l’éditeur :
Laurent Carroué, La France des 13 Régions, Paris, Colin, U : géographie, 2017, 336 p.
En janvier 2016, la France connaît un bouleversement profond de son architecture politique et institutionnelle : la nouvelle carte des Régions vient signer l’acte III d’un processus de décentralisation entamé il y a plus de 30 ans.
Cet ouvrage de synthèse vient étudier, Région par Région, l’impact de la réforme. Chaque chapitre interroge la pertinence du redécoupage, sa légitimité historique et culturelle, ses conséquences spatiales, économiques et sociales, ses logiques internes et externes. Les particularités de chaque Région sont ainsi mises en évidence, et illustrées par un croquis de synthèse et une étude de cas spécifique.
Analyser et comprendre le fait régional s’avère ainsi indispensable pour appréhender les mutations de la France d’aujourd’hui.
Avec un atlas tout en couleurs de la nouvelle France des 13 Régions.
Sous la direction de Laurent Carroué et avec les contributions de Nicolas Bernard, Stéphanie Beucher, Françoise Dietrich, Stéphane Dubois, Valérie Jousseaume, Alexandra Monot, Nicolas Rouget, Maude Sainteville, François Taulelle, Frédérique Turbout.