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Mireille Delmas-Marty, regard d’une juriste

Morceaux choisis de l’intervention de Mireille Delmas-Marty, juriste, professeure au Collège de France, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, et présidente du FIG 2012 à l’inauguration du Festival le 11 octobre.

Comment saisir la relation entre droit et géographie ?

Par le climat?
Pascal a écrit « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Montesquieu montre également la relation entre les lois et le climat.
Or depuis la problématique du réchauffement climatique, la variabilité des lois selon le climat a laissé place à l’universalisme d’une gouvernance mondiale qui postule l’inverse. C’est au droit d’influencer désormais le climat ! Mais réécrire Pascal et Montesquieu, voilà un pari risqué.

Par le territoire?
Une ancienne carte de la CIA (WorldFactbook) montrait le monde en trois couleurs. En gris les pays de Common law (tradition anglo-saxonne), en noir ceux du droit romano-germanique et en blanc tout le reste.
Cette approche présente une difficulté, car le monde a considérablement changé avec l’expansion de phénomènes qui dépassent le territoire : extra-territorialité, trans-territorialité (avec Internet par exemple), multi-territorialité.
Le cas de la Turquie est particulièrement intéressant, entre plusieurs mondes géographiques et juridiques. Ce pays est membre du Conseil de l’Europe, un juge turc siège ainsi au conseil des droits de l’Homme. Il est également membre fondateur en 1977 avec l’Iran et le Pakistan de l’ECO (Organisation de Coopération économique) — organisation de coopération économique et de lutte contre certains trafics, qui s’est élargie à 11 États. À terme, cette multi-territorialité pourrait poser des conflits, par exemple si ECO impose une extradition, puisque le Conseil de l’Europe interdit d’extrader des personnes vers des pays pratiquant la peine de mort comme l’Iran.
En augmentant en complexité, l’internationalisation du Droit contribue au pluralisme, mais perd en cohérence. Il s’agit de la tragédie des trois C : lorsqu’un système dépasse un certain niveau de Complexité, il ne peut être à la fois Cohérent et Complet.

Par le paysage?
Le juriste serait-il paysagiste ? Il se veut constructeur, plutôt architecte, il pose des fondations, des piliers.
Or ces pratiques se sont transformées avec la mondialisation du Droit. Celle-ci conduit à une suppression des bornes (frontières transgressées, neutralisées), à une diversification des sources (superposition de sources non-étatiques) et à la modification des formes (pas de hiérarchie stricte, mais subsidiarité, complémentarité, un mouvement de va-et-vient, car les États acceptent mal la perte de leur souveraineté).

Pour ces raisons, le paysage juridique mondial est en expansion et en mouvement. On est bien loin de la pyramide et de l’architecte ! Il ne s’agit pas non plus de réseaux ni de rhizome, ces termes ne décrivent pas l’instabilité. Il s’agit d’un nuage ordonné, dès que le dessin est terminé, les contours ont déjà changé. Se pose la question du vent, du souffle qui donne la direction…

Intérêt pour geosophie.eu

Rapprocher droit et paysage, ou droit et géographie relève de l’exercice de rhétorique où le conférencier joue avec les mots et l’auditoire se garde bien de demander des éclaircissements. Mais au fond, peu importe, car ce jeu de l’esprit apporte au passage des éclairages rafraichissants comme cette idée que le postulat de la variabilité des lois selon le climat a laissé la place à l’inverse (le droit influence le climat). Notre rapport au monde, notre manière de le penser dépasse de très loin le petit jardin des géographes et c’est une promesse d’avenir.

Notes de Sophie Clairet

Image du haut : Mireille Delmas-Marty (image Wikipedia)