A 1000 jours de la date butoir pour réaliser les objectifs du millénaire (OMD), la Banque mondiale et le FMI attirent l’attention sur la croissance africaine. Pour rappel, les premiers objectifs sont de réduire de moitié (entre 1990 et 2015) la part des individus vivant avec moins d’un dollar par jour ; fournir un emploi décent et productif à tous et réduire de moitié (entre 1990 et 2015) la part des individus souffrant de la faim.
En guise de contrepoint sur la fiabilité des données, notamment celles des grands argentiers de la planète, voici le billet mis en ligne le 15 avril par Carlos Lopez, Secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique (ONU) – texte original reproduit avec l’aimable autorisation de l’UNECA.
Une affaire de chiffres : les statistiques sont un impératif pour bien planifier l’avenir de l’Afrique
« Au cours des 20 dernières années, l’Afrique est allée de l’afro-pessimisme à l’afro-enthousiasme en passant par l’afro-optimisme. Nous en Afrique, nous en réjouissons mais nous devrions nous demander également pourquoi le discours a changé de façon aussi spectaculaire. Le nouveau discours vient-il d’Afrique ? En partie oui. Cependant, la plus grande partie de ce que nous entendons vient de l’extérieur et c’est normal car celui qui contrôle l’information, contrôle par là-même le discours.
Tout comme nous aimons qu’on mentionne les chiffres de croissance de l’Afrique, nous devrions également nous préoccuper de la qualité des données. Peut-être que le tableau serait encore plus brillant si nous disposions de données de qualité mais très probablement moins reluisant qu’il ne le paraît. La question à se poser est donc comment pouvons-nous vérifier les chiffres qui se cachent derrière télécoms, détail, banques, corruption, pauvreté, etc. ? Sur quelle base, ces statistiques sont-elles publiées et peuvent-elles être corroborées par les faits sur le terrain ?
En ce XXIe siècle et en cette ère de la technologie et de l’innovation, l’Afrique ne peut se permettre de faire les choses comme elle le faisait il y a 50 ans. L’utilisation des téléphones mobiles, de l’Internet et de la nouvelle technologie progresse à un rythme vertigineux et s’inscrit dans le processus visant à faire entrer le monde dans la révolution des données.
Dans un récent article, Rick Rowden remet en question la base des chiffres de croissance supposés de l’Afrique. Il considère que du fait de l’indisponibilité et du manque de fiabilité des données ou de ce qu’il appelle « des indicateurs inutiles », il est difficile pour les économistes et les analystes de croire ce qui se dit. Derek Blades, dès les années 80, a également laissé entendre que les estimations du taux du PIB de l’Afrique comportaient des erreurs importantes et devraient être considérées avec une marge de plus ou moins. (La version anglaise indique should be considered with a plus-minus margin, c’est à dire qu’il faudrait considérer les données avec des marges d’erreur pour les valeurs hautes et les valeurs basses, ndlr). En 2011, on a posé la question directe « Pensez-vous que les taux de PIB sont corrects ? » à des statisticiens éminents de 23 pays. Seuls la Namibie et le Lesotho ont répondu par l’affirmative. Les statisticiens des autres 18 pays étaient convaincus que le PIB de leur pays avait été sous-estimé.
Les dangers que présente l’utilisation de statistiques erronées
Donc que perdons-nous en continuant à faire des prévisions et des projections sur la base de données et de conjectures dépassées ? Le proverbial syndrome des « données inexactes, résultats erronés » se poursuit-il ? Il y a le danger qu’une mauvaise analyse conduise à une élaboration mauvaise ou insuffisante de solutions politiques qui, au lieu de contribuer à résoudre une situation désespérée, l’aggravent en fait. Je voudrais développer ce point.
Rappelons comment le PIB est calculé. Pour établir le PIB réel, les statisticiens du gouvernement utilisent les prix des biens et services à partir d’une « année de base » comme référence. Il est recommandé que les années de base soient changées tous les cinq ans mais seulement sept des 54 pays africains le font régulièrement (1). Dans une étude sur 17 pays africains réalisée par l’historien de l’économie, Morten Jeven, il est constaté que 10 pays africains seulement utilisaient des années de base vieilles de moins de dix ans. Sept pays (2) continuaient à utiliser les années de base datant des années 80 et plusieurs autres ne pouvaient pas préciser les années de base qu’ils utilisaient (3).
En 2010, le Ghana a révisé son année de base, la faisant passer de 1996 à 2006, augmentant ainsi son PIB de 60 %. En conséquence, la Banque mondiale l’a reclassé du jour au lendemain, le propulsant du statut de pays à faible revenu à celui de pays à revenu intermédiaire. Concrètement, cela signifiait que des activités économiques se chiffrant à 13 milliards de dollars avaient été systématiquement ignorées. L’expert du développement africain, Todd Moss a réagi par cette exclamation : « Mon Dieu, nous ne savons vraiment rien ! ». Étant donné cette marge d’erreur en ce qui concerne l’estimation du PIB du Ghana, qui serait l’un des pays les plus étudiés sur le continent, que faudrait-il penser des statistiques économiques venant de nombreux autres pays africains ?
Le Nigéria envisage maintenant de changer la base de son économie en passant de l’année de base 1990 à l’année de base 2008. Par cette opération, ce pays pourrait voir son économie grossir en passant de 273 milliards de dollars à 382 milliards, juste derrière celle de l’Afrique du Sud qui se chiffre à 420 milliards de dollars. L’analyse de Jerven sur l’impact de ce changement de base au sein de l’économie de l’Afrique subsaharienne, nous amène à conclure qu’à ce jour il y a environ 40 Malawites sur lesquels on ne sait pas grand chose dans l’économie du Nigéria. (La version anglaise indique 40 Malawis, c’est à dire qu’à ce jour ce qu’on connaît mal dans l’économie nigériane correspond à environ 40 fois l’économie du Malawi, ndlr).
Mais même avec ces changements spectaculaires, pouvons-nous nous fonder sur ces chiffres ?
Morten va plus loin en comparant les calculs de la Banque mondiale du PIB spécifique d’un pays aux chiffres du PIB calculés par les bureaux nationaux de statistiques et constate que les chiffres de trois pays seulement concordent totalement. Dans quelques autres cas, il y a des écarts de l’ordre de 476 % pour l’Éthiopie ou de 10 432 % pour le Soudan. La liste des divergences et des inexactitudes dans les calculs de variables économiques aussi importantes, s’allonge.
Dans un deuxième exemple, les chercheurs de la School of Economics de Londres affirment que durant les 20 dernières années, la consommation des ménages en Afrique est en fait passée de 3,4 % à 3,7 % par an, sur la base non des calculs du PIB mais de facteurs tels que le nombre de ménages possédant un récepteur de télévision, ayant accès à l’électricité ou le pourcentage de personnes possédant un téléphone mobile, contre 0,9 à 1,1 % que laissent entendre les statistiques sur le revenu.
Un autre exemple est l’estimation selon laquelle il y a eu 316 millions de nouveaux abonnés au téléphone mobile en Afrique depuis l’an 2000, comment en est-on arrivé à ces chiffes ? Très probablement, ce sont les industriels qui donnent les chiffres de vente de leurs appareils !
Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la quantité et la qualité des statistiques agricoles fournies par les bureaux nationaux de statistiques se dégradent régulièrement depuis le début des années 80, notamment en Afrique et le nombre de données officielles fournies par les pays en Afrique est le plus bas depuis avant 1961, avec seulement un pays africain sur quatre fournissant des données sur la production des cultures de base.
Si nous prenons les OMD par exemple, seulement 17 pays africains ont rassemblé des données pour mesurer l’évolution de la pauvreté au cours de la dernière décennie et 47 % des pays africains n’ont pas effectué d’enquête sur les revenus ou les dépenses des ménages pendant plus de cinq ans.
Finalement, force est de reconnaître que les recensements et les statistiques démographiques laissent à désirer. Sans une bonne connaissance du nombre de personnes qu’il y a, de leurs conditions de vie, il est difficile d’accorder une crédibilité à des statistiques se terminant en « par nombre de personnes ».
Que faut-il faire ?
Les gouvernements des pays africains renforcent de plus en plus leurs départements statistiques conformément à la tendance consistant à élaborer des plans de développement à plus long terme. En 2012, PARIS 21 a aidé plusieurs pays africains à concevoir ou à mettre en œuvre une stratégie nationale de développement des statistiques (NSDS). Le Niger, le Bénin, et la Guinée en ont bénéficié, d’autres pays suivront mais il est à déplorer que les mécanismes statistiques nationaux restent, pour la plupart, déficients. Il faut faire beaucoup plus. La CEA est prête à relever le défi maintenant.
Schumpeter disait : « il nous faut des statistiques non seulement pour expliquer les choses, mais également pour savoir exactement ce qu’il y a à expliquer ». Comment l’Afrique peut-elle rattraper le mouvement actuel et renforcer ses capacités statistiques, si elle n’est pas capable de planifier ? Et comment peut-on procéder à une planification digne du nom si l’on ne dispose pas de statistiques de qualité fiables ?
L’Afrique doit faire usage de la technologie dans cette nouvelle ère de la révolution des données. L’accroissement de l’utilisation et de l’accès à de nouvelles formes de technologies ne se limite pas au monde développé. La pénétration des téléphones mobiles et de l’Internet en Afrique peut et devrait être exploitée pour rationaliser et réduire le coût de la collecte de nos statistiques. On estime que le trafic sur Internet augmentera de plus de 50 % en Afrique et en Amérique latine ainsi qu’au Moyen-Orient, mais qu’il ne croîtra que de 25 à 30 % en Amérique du Nord.
Aussi la collecte de données au moyen de dispositifs portables peut-elle accélérer le rythme de la collecte, l’analyse, l’interprétation et l’utilisation des données en temps réel pour résoudre les problèmes du continent. Au niveau macro-économique, l’utilisation de la technologie dans les domaines de la santé, de l’agriculture et dans les enquêtes pour collecter et analyser les données nécessaires, doit être encouragée.
Le « Big Data » est une autre évolution importante. L’utilisation de Big Data permet d’accéder à l’information en temps réel et permet ainsi plus facilement et plus rapidement d’analyser les crises et d’y faire face ainsi que de faire des projections dans des domaines aussi divers que la météo, l’agriculture, la santé, la population, etc.
Bien sûr il y a le débat suscité par les effets de l’utilisation de Big Data sur la vie privée et la possibilité que soient révélées des informations confidentielles personnelles durant l’analyse. En outre, la plupart des données produites par ces moyens sont des perceptions plutôt que des faits. Malgré cela, il y a de très bonnes applications de Big Data qui se sont révélées très utiles du fait qu’elles ont permis aux utilisateurs de disposer à temps d’une information de qualité sur la politique et le développement.
Pour conclure, les dirigeants et les décideurs africains doivent prendre conscience de la possibilité immense qui se présente et utiliser les institutions, structures et systèmes susceptibles de favoriser la production de données crédibles en tant que moyen de mesurer de façon adéquate et de manière crédible notre croissance en matière de développement. »
Carlos Lopez
Notes de l’auteur :
(1) Burundi, Ghana, Mali, Niger, Rwanda et Seychelles et maintenant Cap Vert.
(2) Soudan – 1981/ 82, Cap Vert – 1180, Madagascar – 1984, Guinée-Bissau – 1986, RCA- 1985
(3) Comores, RDC, Érythrée, Libéria, Somalie, Swaziland, Togo et Zimbabwe.
Mis en ligne par Sophie Clairet
Image du haut : Des enfants au Soudan. © UN Photo/Albert Gonzalez Farran sur Flickr