Dans six mois, nous fêterons les cent ans du canal de Panama, ce chantier initié par le Français Ferdinand de Lesseps qui le conduisit à sa ruine – les États-Unis reprirent et achevèrent l’ouvrage. Aujourd’hui, il semblerait que la crise européenne – ou pour le moins celle de ses grands groupes – s’invite à Panama. Hier, l’un des cinq vice-Présidents de la Commission européenne (le Commissaire européen aux Industries et à l’Entrepreneuriat) a accepté de jouer les médiateurs avec les autorités panaméennes.
Les travaux d’élargissement du canal entamés depuis 2009 par le consortium international GUPC (groupes espagnol Sacyr, italien Salini Impregilo, belge Jan De Nul et panaméen Constructora Urbana) sont retardés d’un an – fin prévue pour 2015 au lieu de 2014. Depuis que le GUPC a demandé une rallonge d’1,6 milliard de dollars à l’autorité de gestion du canal, il était même question de suspension des travaux. Pour résoudre le conflit, le Président panaméen en a appelé à l’engagement de l’Italie et de l’Espagne. Mais le 6 janvier 2014, l’État espagnol a annoncé qu’il n’aiderait pas financièrement Sacyr. Le 19 janvier, le vice-Président de la Commission européenne, Antonio Tajani, a accepté de jouer les médiateurs dans un conflit où manifestement les caisses des États espagnol et italien, mais également la séparation claire entre marché privé et subventions des États, ne permettent pas de soutenir le chantier.
Dans ce contexte de crise économique et de crise d’influence de l’Europe, on ne s’étonnera pas de voir nos médias relayer à qui mieux mieux le futur canal qui traversera le Nicaragua comme un « concurrent » du canal de Panama. Pourtant, le Nicaragua s’est lancé dans l’aventure en 2004 et a choisi son prestataire en juin 2013 (Latin reporter « Nicaragua : entreprise chinoise pour 2ème canal interocéanique », Le Figaro du 13 juin 2013 « Au Nicaragua, un projet chinois veut concurrencer le canal de Panama »). Or six mois après, en ce mois de janvier, la presse nous présente le sujet comme un scoop à point nommé, celui où le chantier de Panama est en crise. Voir par exemple : « Un nouveau canal au Nicaragua va concurrencer le canal de Panama » (La Croix, 12 janvier), « Un canal de Panama bis, signe des ambitions chinoises en Amérique latine » (L’Expansion, 15 janvier). Mieux, on nous concocte par avance une guerre des canaux, il y aurait une guerre sino-européenne derrière « Panama, Nicaragua : l’Amérique se prépare à une guerre des canaux » (Les Échos, 16 janvier).
Il serait intéressant que les médias creusent le sujet suivant : pourquoi après 20 ans d’existence, l’ALENA (1) n’a pas porté ce genre de chantier là où l’Union européenne finance des grands projets pour l’Europe (trains à grande vitesse, autoroutes, etc.) et où ses grands groupes voire certains de ses États risquent de mettre la main à la poche pour refaire une santé au canal de Panama ? L’abstention des États-Unis dans les travaux d’agrandissement du canal de Panama est d’autant plus étonnante que ce sont eux qui ont organisé la sécession du Panama de la Colombie en 1903 pour pouvoir faire le canal. Pourquoi les États-Unis n’ont-ils pas lancé et financé le canal du Nicaragua, dont les projets remontent à 1826 ? « Ils y avaient renoncé à cause du risque sismique et volcanique, mais il ressort régulièrement des cartons (canal sec ou vrai canal, telle est la question). Le problème est d’autant plus compliqué que les Anglais avaient imposé un partage inéquitable du rio San Juan (la souveraineté du Nicaragua s’étend sur les deux rives et ne passe pas au milieu du fleuve) afin de s’assurer du contrôle total du trafic », estime Alain Musset (2). D’ailleurs, la liste est longue des contentieux en cours entre le Nicaragua et le Costa Rica auprès de la Cour de Internationale justice concernant cette frontière, le dossier le plus récent ayant été déposé mi-décembre 2013. Toujours est-il que le canal au Nicaragua était un projet utile à Washington, car il raccourcissait d’abord la distance New-York – San Francisco. Ce sont les Chinois qui exécutent et gèreront pour cinquante ans un projet historique des États-Unis (et antérieur à celui de Panama), voilà peut être un angle d’approche complémentaire à cette affaire.
Sophie Clairet
Image du haut : Extrait d’un emprunt obligataire de la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama, créée par Ferdinand de Lesseps. La liquidation en 1889 de la société, suite au scandale, ruina 85000 souscripteurs. Image Wikipedia
Notes
(1) L’ALENA après 20 ans d’existence ne s’est pas étendu au-delà du Mexique au sud, il est battu en brèche par le MERCOSUR et s’arrête plus au nord que ces canaux. Son successeur annoncé, la Zone de Libre-Échange des Amériques (ZLÉA) supposée inclure toute l’Amérique à part Cuba et quelques territoires européens, peine à avancer au-delà d’un accord de libre-échange avec quelques États d’Amérique centrale – dont le Nicaragua d’ailleurs.
(2) Propos recueillis lors d’un échange sur cet article, qui dans sa première version ne mentionnait pas le rôle de l’Angleterre.