Cette nouvelle de Thomas Mann dépeint l’avancée de l’épidémie du choléra asiatique à Venise en 1911. Une épidémie qui ne dit pas son nom, dans un haut-lieu du tourisme où converge la belle société. Cachée par les autorités qui redoutent une mauvaise presse et le départ des touristes, la maladie progresse en creux, entre silence des gens informés et tarissement du flot d’étrangers. Aujourd’hui, 23 février 2020, une ambiance grise et froide remplace les couleurs du carnaval. Les autorités italiennes interrompent brutalement la fête pour cause de Covid-19, virus asiatique de l’année. L’occasion de se replonger dans La mort à Venise de Thomas Mann dont voici un extrait ainsi que la bande annonce du film de Visconti avec une musique de Gustav Mahler (merci Caroline et François pour la mise à jour du 26/02) :
« Pendant la quatrième semaine de son séjour au Lido, Gustav d’Aschenbach fit sur ce qui l’entourait quelques remarques inquiétantes. En premier lieu, il lui sembla qu’à mesure que la pleine saison approchait, la fréquentation de son hôtel diminuait plutôt que d’augmenter, et en particulier que le flot d’allemand jusqu’ici parlé autour de lui baissait, si bien qu’à table et sur la plage il finissait par ne plus entendre que des langues étrangères. Puis, un jour, il saisit au passage, dans une conversation chez le coiffeur dont il était devenu un client assidu, un mot qui l’intrigua. Cet homme avait fait mention d’une famille allemande qui venait de repartir après un séjour de courte durée et, continuant de bavarder, il ajouta avec une intention de flatterie : « Vous, monsieur, vous restez ; vous n’avez pas peur du mal. – Du mal ? » répéta Aschenbach en le regardant. Le bavard se tut, faisant l’affairé, comme s’il n’avait pas entendu la question. Et quand elle fut renouvelée avec insistance, il expliqua qu’il n’avait connaissance de rien et chercha, avec un grand flux de paroles, à détourner la conversation.
Cela se passait à midi. Dans l’après-midi, Aschenbach se rendit en bateau à Venise, par un temps calme et un soleil accablant ; il était poussé par la manie de suivre les enfants polonais qu’il avait vus prendre avec leur surveillante le chemin du ponton. Il ne trouva pas son idole à Saint-Marc. Mais tandis qu’il prenait le thé, assis à sa petite table ronde du côté ombragé de la place, il flaira subitement dans l’air un arôme particulier, qu’il lui semblait maintenant avoir déjà vaguement senti depuis quelques jours sans en prendre conscience, une odeur pharmaceutique douceâtre, évoquant la misère, les plaies et une hygiène suspecte. Il l’analysa et le reconnut ; tout pensif, il acheva son goûter et quitta la place par le côté opposé au temple. Dans la ruelle étroite l’odeur s’accentuait. Aux coins des rues étaient collées des affiches imprimées, où les autorités engageaient paternellement la population à s’abstenir, en raison de certaines affections du système gastrique, toujours fréquentes par ces temps de chaleur, de consommer des huîtres et des moules, et à se méfier de l’eau des canaux. La vérité était un peu fardée dans l’avis officiel ; c’était évident. Des groupes silencieux étaient rassemblés sur les ponts et les places, et l’étranger se mêlait à eux, quêtant et songeur.
Il s’adressa à un boutiquier appuyé au chambranle de la porte, à l’entrée de son magasin, entre des chapelets de corail et des parures de fausse améthyste, et demanda des éclaircissements sur la fâcheuse odeur. L’homme le toisa d’un œil morne, et se remettant prestement : « Mesure préventive, monsieur ! répondit-il avec une mimique animée. – Une décision de la police, qu’on ne peut qu’approuver. Cette température lourde, ce sirocco ne sont pas propices à la santé. Bref, vous comprenez, précaution peut-être exagérée… » Aschenbach le remercia et continua son chemin. Sur le vapeur qui le ramena au Lido, il sentit encore la même odeur d’antiseptique.
Revenu à l’hôtel, il se rendit aussitôt dans le hall à la table des journaux et fit des recherches dans les feuilles. Dans celles de l’étranger, il ne trouva rien. Les journaux du pays enregistraient des bruits, mentionnaient des chiffres incertains et reproduisaient des démentis officiels, dont ils contestaient la sincérité. Ainsi s’expliquait le départ du contingent allemand et autrichien. Les nationaux des autres pays ne savaient évidemment rien, ne se doutaient de rien, n’étaient pas encore inquiets. « La consigne est de se taire ! » pensa Aschenbach irrité, en rejetant les journaux sur la table. « Se taire pour cela ! » Mais en même temps son cœur s’emplit de satisfaction causée par l’aventure où le monde extérieur se trouvait engagé. Car la passion, comme le crime, ne s’accommode pas de l’ordre normal, du bien-être monotone de la vie journalière, et elle doit accueillir avec plaisir tout dérangement du mécanisme social, tout bouleversement ou fléau affligeant le monde, parce qu’elle peut avoir le vague espoir d’y trouver son avantage. Ainsi Aschenbach tirait une obscure satisfaction des événements officiellement déguisés qui se passaient dans les ruelles malpropres de Venise – lugubre secret de la ville, qui se confondait avec le secret de son propre cœur, dont lui aussi redoutait si fort la découverte. Tout à son amour, il ne craignait rien que la possibilité du départ de Tadzio, et reconnut, non sans horreur, qu’il ne saurait plus vivre si ce malheur arrivait.
À présent, il ne se contentait plus de recevoir du train de vie quotidien et du hasard le bienfait de voir de près le beau Tadzio ; il le poursuivait, cherchait à le surprendre. Le dimanche, par exemple, les Polonais ne se montraient jamais sur la plage ; il devina qu’ils se rendaient à la messe à Saint-Marc ; il se hâtait d’y aller ; sortant de la fournaise de la place, il entrait dans le demi-jour doré du sanctuaire et trouvait l’objet de ses regrets assistant à l’office, penché sur un prie-Dieu. Alors il se tenait debout dans le fond sur les dalles de mosaïque crevassées, au milieu de la foule prosternée qui marmottait en faisant le signe de la croix, et la somptuosité du temple oriental accablait voluptueusement ses sens. Là-bas, le prêtre, couvert de riches ornements, allait et venait, chantant et accomplissant les gestes rituels ; des flots d’encens s’élevaient, voilant les frêles flammes des cierges de l’autel, et à la douceur du lourd parfum religieux semblait subitement s’en mêler un autre : l’odeur de la ville atteinte de maladie. Mais à travers les vapeurs de l’encens et le scintillement des ornements sacerdotaux, Aschenbach voyait son bel ami, là-bas, dans les premiers rangs, tourner la tête, le chercher et l’apercevoir.
Lorsque ensuite la foule s’écoulait par les portails ouverts sur la place lumineuse, pleine de volées de pigeons, le fol amoureux se dissimulait dans le porche, se cachait, se mettait aux aguets. Il voyait les Polonais quitter l’église, voyait les enfants prendre cérémonieusement congé de leur mère et celle-ci se diriger vers la piazzetta pour rentrer ; constatant que le beau Tadzio, ses sœurs qui semblaient sortir d’un couvent, et leur gouvernante se dirigeaient vers la droite par la porte du clocher et prenaient le chemin de la merceria, après leur avoir laissé quelque avance, il les suivait à la dérobée dans leur promenade à travers Venise. Il était obligé de rester sur place quand ils s’arrêtaient, de se réfugier dans des gargotes ou des cours pour les laisser passer, s’ils revenaient sur leurs pas ; il les perdait de vue, courait après eux, transpirant, épuisé, lorsqu’ils franchissaient les ponts et s’engageaient dans les impasses immondes, et il endurait des minutes de transe mortelle quand il les voyait brusquement venir à sa rencontre dans un passage étroit où il était impossible de les éviter. On ne saurait dire cependant qu’il souffrait. Il avait la tête et le cœur pleins d’ivresse, et ses pas suivaient le démon qui se complaît à fouler aux pieds la raison et la dignité de l’homme.
Il arrivait que Tadzio et les siens prenaient quelque part une gondole et Aschenbach, après s’être dissimulé derrière un bâtiment en saillie ou une fontaine pendant qu’ils montaient, faisait comme eux peu après qu’ils avaient quitté la rive. C’est d’une voix étouffée, en mots précipités, qu’il donnait l’ordre au rameur, avec la promesse d’un généreux pourboire, de suivre discrètement à quelque distance cette gondole, là-bas, qui tournait précisément le coin ; et il sentait un frisson dans le dos quand le batelier, avec l’empressement canaille d’un entremetteur, lui garantissait sur le même ton qu’il allait être servi, consciencieusement servi.
Ainsi il allait, bercé dans sa gondole, mollement adossé aux coussins noirs, glissant à la suite de l’autre embarcation noire, à la proue relevée en bec, sur la trace de laquelle l’entraînait la passion. Parfois elle échappait à sa vue et il se sentait soucieux et inquiet. Mais son conducteur, qui semblait bien au fait de semblables missions, savait toujours, par d’habiles manœuvres, des biais rapides et des raccourcis, lui remettre devant les yeux l’objet de son désir. L’air était calme et plein d’odeurs, le soleil dardait des rayons brûlants à travers les vapeurs qui teintaient le ciel de gris d’ardoise. On entendait le glouglou de l’eau qui battait les madriers et les murs. L’appel du gondolier, à la fois avertissement et salut, provoquait, par une singulière convention, une réponse dans le lointain du labyrinthe silencieux. Du haut des petits jardins suspendus, des ombelles blanches et purpurines, sentant l’amande, retombaient sur les murailles délabrées. Les arabesques des embrasures de fenêtres se reflétaient dans l’eau trouble. Les degrés de marbre d’une église descendaient dans les flots ; un mendiant, accroupi sur les marches, clamant sa misère, tendait son chapeau, en montrant le blanc de ses yeux comme s’il était aveugle ; un marchand d’antiquités, debout devant son antre, invitait le passant avec des gestes serviles à s’arrêter, dans l’espoir de le duper. C’était Venise, l’insinuante courtisane, la cité qui tient de la légende et du traquenard, dont l’atmosphère croupissante a vu jadis une luxuriante efflorescence des arts et qui inspira les accents berceurs d’une musique aux lascives incantations.
Il semblait à l’aventureux promeneur que ses yeux buvaient à la source voluptueuse d’autrefois et que son oreille recevait la flatterie de ces anciennes mélodies ; il se souvint aussi que la ville était malade et s’en cachait par cupidité, et il épiait avec une passion plus effrénée la gondole qui flottait là-bas devant lui.
Ainsi, cet homme n’avait plus, dans son égarement, d’autre pensée ni d’autre volonté que de poursuivre sans relâche l’objet qui l’enflammait, de rêver de lui quand il était absent, et à la manière des amants, d’adresser des mots de tendresse à son ombre même. La solitude dans un milieu étranger, et la fortune d’une ivresse tardive et profonde l’engageaient et l’encourageaient à se permettre sans crainte et sans honte les plus choquantes fantaisies ; c’est ainsi qu’un soir, rentrant de Venise tard dans la nuit, il s’était arrêté au premier étage de l’hôtel devant la chambre de son dieu, et appuyant dans une griserie totale son front au gond de la porte, il était resté longtemps sans pouvoir s’en séparer, au risque d’être surpris, à sa honte, dans cette attitude insensée.
Pourtant il y avait dans son état des instants de répit et de retour partiel à la raison. Où vais-je ? pensait-il alors consterné. Où vais-je ? Comme tout homme à qui son mérite naturel inspire un aristocratique intérêt pour ses origines, il était accoutumé à se souvenir de ses ancêtres, accoutumé à se souvenir de ses succès, de sa carrière, à s’assurer dans sa pensée de leur approbation, de leur satisfaction, de l’estime qu’ils devaient nécessairement lui accorder. Il pensait à eux aussi, à présent et en ce lieu, où il était pris dans une aventure si inadmissible, engagé dans un si exotique dévergondage du cœur ; il se représentait la sévérité de leur tenue, la mâle décence de leur conduite et il avait un sourire mélancolique. Que diraient-ils ? Mais, hélas ! qu’auraient-ils dit de sa vie tout entière, déviée de leur ligne jusqu’à la dégénérescence, de cette vie enfermée dans la sphère de l’art, sur laquelle il avait lui-même autrefois, fidèle à la tradition bourgeoise de ses pères, publié des jugements de jeune homme si caustiques, et qui cependant avait eu, au fond, tant d’analogie avec la leur ! Lui aussi avait servi, lui aussi avait été soldat et guerrier, aussi bien que nombre d’entre eux ; l’art n’était-il pas une guerre, une lutte harassante, qu’on n’était pas capable de nos jours de soutenir longtemps : vie d’abnégation, d’obstination quand même, vie de persévérance et d’abstinence, dont il avait fait le symbole d’un héroïsme délicat, approprié à notre siècle ; cette vie, il avait certes le droit de l’appeler virile et vaillante, et il lui semblait même que l’Amour qui s’était emparé de lui était en quelque manière particulièrement conforme et propice à une vie pareille. Cette forme d’amour n’avait-elle pas été en honneur entre toutes chez les peuples les plus braves, et ne disait-on pas que c’est grâce à la bravoure qu’elle avait fleuri dans leurs villes ? De nombreux capitaines de l’antiquité avaient accepté le joug de cet amour, car aucune humiliation ne comptait, quand elle était commandée par Éros, et des actes qui eussent été blâmés comme marques de lâcheté s’ils avaient été commis à toute autre fin, génuflexions, serments, prières instantes et gestes serviles, de tels actes, loin de tourner à la honte de l’amant, lui valaient au contraire une moisson de louanges.
Voilà la direction que l’esprit de cet homme affolé avait prise ; voilà sur quoi il cherchait à s’appuyer et comment il essayait de sauvegarder sa dignité. Mais en même temps il prêtait constamment une attention fureteuse et obstinée aux choses louches qui se passaient dans l’intérieur de Venise, à cette aventure du monde sensible qui se confondait obscurément avec celle de son cœur et nourrissait en lui de vagues, d’anarchiques espérances.
S’acharnant à obtenir des nouvelles certaines sur l’état et les progrès du mal, il parcourait fiévreusement dans les cafés de la ville les journaux allemands, qui avaient disparu depuis plusieurs jours de la salle de lecture de l’hôtel. Les assertions et les démentis s’y suivaient en alternant. Le nombre des cas de maladie ou de décès s’élevait, disait-on, à vingt, à quarante, même à cent et au-delà, et un peu plus loin toute apparition d’épidémie se trouvait, sinon carrément contestée, du moins réduite à quelques cas isolés importés du dehors. Au milieu de ces nouvelles étaient glissés des réserves et des avertissements ou des protestations contre le jeu dangereux des autorités italiennes. Mais il n’y avait pas moyen d’obtenir une certitude.
Cependant, le solitaire avait le sentiment de posséder un droit spécial à participer au secret ; puisqu’il s’en voyait injustement exclu, il trouvait une bizarre satisfaction à poser aux initiés des questions captieuses, et, puisqu’ils étaient ligués pour se taire, à les obliger de mentir expressément. C’est ainsi qu’un jour, au déjeuner dans la grande salle, il questionna le gérant, ce petit homme en redingote, à la démarche silencieuse qui passait, saluant et surveillant, entre les rangées de tables, et s’était arrêté à celle d’Aschenbach pour un bout de conversation. « À propos, pourquoi donc, lui demanda-t-il négligemment, pourquoi diantre s’occupe-t-on depuis quelque temps à désinfecter Venise ? – Il s’agit, répondit l’obséquieux personnage, d’une mesure de la police, destinée à prévenir à temps, comme de juste, toutes sortes de désordres ou de perturbations de l’état sanitaire que la température lourde et la chaleur exceptionnelle pourraient engendrer. – La conduite de la police est méritoire », répliqua Aschenbach ; quelques remarques météorologiques furent échangées et le gérant se retira.
Le soir du même jour, après dîner, il arriva qu’une petite troupe de chanteurs ambulants de la ville se fit entendre dans le jardin, devant l’hôtel. Elle se composait de deux hommes et de deux femmes qui se tenaient debout près du mât en fer d’une lampe à arc et ils levaient leurs faces, blanches sous la lumière électrique, vers la grande terrasse où la société des baigneurs, buvant du café et des rafraîchissements, voulait bien écouter le concert populaire. Le personnel de l’hôtel, liftboys, garçons et employés de l’agence, se pressait aux portes du hall pour entendre. La famille russe, pleine de zèle et de soin à goûter un plaisir, s’était fait descendre des chaises cannées dans le jardin, pour être plus près des exécutants, et s’était assise en demi-cercle, dans un parfait contentement. Derrière les maîtres se tenait leur vieille esclave, le madras enroulé autour de la tête. Une mandoline, une guitare, un accordéon et un violon aux sons criards et sautillants formaient l’orchestre des virtuoses mendiants. Des morceaux de chant alternaient avec la musique instrumentale ; c’est ainsi que la plus jeune des femmes unissait les glapissements de sa voix aiguë au fausset doucereux du ténor pour chanter un brûlant duo d’amour. Mais la vedette était sans conteste l’homme à la guitare qui, chantant sans beaucoup de voix des rôles de baryton bouffe, emballait son public par une mimique et une puissance de comique tout à fait remarquables. Souvent, son grand instrument au bras, il se détachait du groupe des autres et s’avançait tout en jouant et gesticulant vers la rampe, où l’on encourageait ses drôleries par des rires. C’étaient surtout les Russes composant le parterre qui se montraient ravis de tant de vivacité méridionale, et, par leurs applaudissements et leurs acclamations, l’excitaient à se lancer avec toujours plus d’assurance et d’effronterie.
Aschenbach, assis près de la balustrade, trempait parfois ses lèvres dans le rafraîchissant mélange de sirop de grenadine et d’eau de Seltz dont les rubis scintillaient devant lui dans son verre. Ses nerfs accueillaient avidement cette musique de bastringue, aux mélodies vulgaires et langoureuses ; car la passion oblitère le sens critique et se commet de parfaite bonne foi dans des jouissances que de sang-froid l’on trouverait ridicules ou repousserait avec impatience. Aux tours du bateleur, ses traits se contractaient d’un sourire fixe et déjà douloureux. Il était assis nonchalamment, pendant qu’une attention extrême lui crispait le cœur : à six pas de lui, en effet, Tadzio s’appuyait à la balustrade de pierre.
Il se tenait là, dans le costume blanc qu’il mettait parfois pour le dîner, avec cette grâce originelle qui ne le quittait jamais, l’avant-bras gauche posé sur le parapet, les jambes croisées, la main droite appuyée sur la hanche, et il baissait les yeux vers les histrions avec une expression qui tenait moins du sourire que d’une curiosité distante et d’une acceptation courtoise. Parfois, il se redressait et, dilatant sa poitrine, tendait sa blouse blanche en la tirant sous la ceinture de cuir avec un beau geste de ses deux bras. Mais parfois aussi (et Aschenbach le constatait avec une joie triomphante, avec un vertige de sa raison en même temps qu’une épouvante) il tournait la tête avec une lenteur circonspecte, ou bien brusquement comme voulant surprendre quelqu’un, et jetait un regard par-dessus son épaule gauche vers la place de l’homme aux cheveux gris qui l’aimait. Il ne rencontrait pas ses yeux, car une appréhension ignominieuse forçait le pauvre détraqué à contenir anxieusement ses regards. Au fond de la terrasse étaient assises les dames qui surveillaient Tadzio, et les choses en étaient venues au point que l’amoureux devait craindre d’avoir attiré l’attention et d’être soupçonné. Il avait même dû remarquer plusieurs fois avec une sorte de consternation, sur la plage, dans le hall de l’hôtel et sur la place Saint-Marc, que l’on rappelait Tadzio lorsqu’il était dans son voisinage, qu’on était attentif à le tenir éloigné de lui – et il n’avait pu qu’en ressentir un cruel outrage, dont son orgueil souffrait des tortures inconnues jusqu’alors, et que sa conscience l’empêchait d’écarter de lui.
Cependant le guitariste avait commencé un solo dont il jouait lui-même l’accompagnement, qu’on chantait à ce moment-là dans toute l’Italie et où la troupe, à chaque refrain, intervenait à grand renfort de chant et d’orchestre, tandis que lui-même jouait avec un relief et un sens dramatique saisissants. Chétif de corps et non moins maigre et décharné de figure, détaché de la troupe, son feutre crasseux rejeté en arrière et laissant déborder une rouflaquette de cheveux roux, il se dressait sur le gravier dans une pose effrontée, provocante, et lançait vers la terrasse en un récitatif énergique ses plaisanteries renforcées de pincements de cordes, tandis que l’effort gonflait les veines de son front. Il paraissait être, non pas d’origine vénitienne, mais plutôt de la race des comiques napolitains, moitié souteneur, moitié comédien, brutal et audacieux, dangereux et amusant. La chanson, purement niaise quant au texte, prenait dans sa bouche, par son jeu de physionomie, les mouvements de son corps, ses clignements d’yeux significatifs et sa manière de se passer la langue lascivement au coin des lèvres, une allure équivoque et choquante sans que l’on sût dire pourquoi. Du col de la chemise molle qu’il portait sous un costume de ville, se dégageait un cou maigre à pomme d’Adam démesurée et faisant l’effet d’une nudité. Sa face camuse, blême et glabre, paraissait labourée par les grimaces et les vices, et le ricanement de sa bouche mobile faisait un contraste étrange avec les deux plis qui se creusaient, arrogants, impérieux, presque farouches, entre ses sourcils roussâtres. Mais ce qui attira particulièrement sur lui la profonde attention du spectateur solitaire, c’est que celui-ci remarqua que de la figure suspecte semblait se dégager un relent particulier et non moins suspect. En effet, à chaque reprise du refrain, le chanteur accomplissait avec force bouffonneries et respectueuses gesticulations une tournée grotesque qui le faisait passer directement sous la place d’Aschenbach, et chaque fois qu’il passait, une forte bouffée de phénol, venue de ses vêtements, montait vers la terrasse.
Son couplet fini, il se mit à quêter. Il commença par les Russes, que l’on vit donner libéralement, et monta ensuite les degrés. Autant il s’était montré insolent pendant la représentation, autant il parut humble sur la terrasse. Avec de profondes courbettes et des révérences sans fin, il se faufilait entre les tables et un sourire de servilité sournoise découvrait ses fortes dents, tandis que malgré tout les deux plis menaçants persistaient entre ses sourcils roux. On toisait avec curiosité et quelque dégoût l’étrange créature quêtant sa subsistance et l’on jetait du bout des doigts des pièces d’argent dans son feutre, en se gardant d’y toucher. La suppression de la distance physique entre le comédien et les gens du monde engendre toujours, si grand qu’ait été le plaisir, une certaine gêne. Il la sentait et cherchait à s’excuser par une politesse rampante. Il arriva auprès d’Aschenbach, et avec lui cette odeur qui semblait n’avoir intrigué aucun des assistants.
– Écoute ! dit le solitaire d’une voix étouffée et presque machinalement. On désinfecte Venise. Pourquoi ? Le bouffon répondit d’une voix rauque : « À cause de la police ! C’est le règlement, monsieur, par ce temps de chaleur et de sirocco. Le sirocco est accablant et il n’est pas bon pour la santé… » Il avait en parlant l’air surpris qu’on pût demander des choses pareilles et expliquait avec un geste démonstratif du plat de la main combien le sirocco est accablant.
« Ainsi, il n’y a pas d’épidémie à Venise ? » chuchota très bas Aschenbach. Les traits musculeux du polichinelle se contractèrent dans une grimace d’ahurissement comique. « Une épidémie ? Quelle épidémie ? Le sirocco est-il une épidémie ? Notre police serait-elle une épidémie par hasard ? Vous voulez plaisanter ! Une épidémie ! Ah ! par exemple. Une mesure prophylactique, entendez-vous bien ! Une mesure de police contre les effets de la température orageuse… » Et il gesticulait. « C’est bon », dit Aschenbach brièvement et toujours très bas, en laissant vivement tomber dans le chapeau un pourboire exorbitant. Puis il signifia du regard à l’individu de s’en aller. Celui-ci obéit avec un ricanement et de profondes révérences. Mais il n’avait pas encore gagné l’escalier que deux employés d’hôtel se jetaient sur lui et, nez à nez, lui firent subir à voix étouffée un interrogatoire minutieux. Il haussait les épaules, protestait, jurait, c’était visible, qu’il avait été discret. On le laissa partir ; il retourna dans le jardin et après un bref conciliabule avec les siens sous la lampe à arc, il s’avança encore une fois pour lancer une chanson d’adieu et de remerciement.
Cette chanson, le solitaire ne se rappelait pas l’avoir jamais entendue ; c’était une gaudriole en dialecte, satirique, effrontée et agrémentée d’un refrain d’éclats de rire que la troupe reprenait chaque fois à plein gosier. Au refrain, les paroles aussi bien que l’accompagnement des instruments cessaient, et il ne restait rien qu’un rire gradué suivant un certain rythme, mais rendu d’après nature, un rire que le soliste principalement savait pousser de manière à donner la plus vive illusion. La distance entre l’artiste et l’auditoire se trouvant rétablie, il avait retrouvé toute son insolence, et son rire factice, impudemment lancé vers la terrasse, était sardonique. Dès les dernières paroles de la strophe, il semblait lutter contre un chatouillement irrésistible. Il hoquetait, sa voix tremblait, il pressait la main sur ses lèvres, secouait nerveusement les épaules, et, le moment venu, le ricanement éclatait avec une sincérité d’accent telle qu’il devenait contagieux et se communiquait aux auditeurs, de sorte qu’une hilarité sans objet, s’alimentant d’elle-même, se propageait sur la terrasse. Ce résultat semblait redoubler la gaîté folle du chanteur. Pliant les genoux, se frappant les cuisses, se tenant les côtes, se tordant, il ne riait plus, il s’esclaffait et montrait du doigt la société qui riait là-haut, comme s’il n’y avait rien de plus comique au monde, et à la fin ce fut, dans le jardin et dans la véranda, une hilarité générale à laquelle participaient jusqu’aux garçons, liftboys et domestiques assiégeant les portes.
Aschenbach n’était plus tranquille sur son siège ; il se redressait comme pour tenter de fuir ou de se défendre. Mais les éclats de rire, l’odeur d’hôpital qui montait vers lui et dans le voisinage du beau Tadzio, se confondaient en un enchantement où sa tête et son esprit se trouvaient prisonniers dans un réseau magique qu’il ne pouvait ni rompre ni écarter. Dans l’agitation et la distraction générales, il osa jeter un regard vers l’adolescent et ce coup d’œil lui permit de remarquer que le beau garçon, en réponse à son regard, gardait lui aussi sa gravité ; on aurait dit qu’il réglait son attitude et son expression sur celles de l’autre, et que l’humeur générale ne pouvait rien sur lui, du moment que celui-là s’y dérobait. Cette docilité enfantine si significative avait quelque chose qui désarmait et abattait toute résistance, au point qu’Aschenbach s’abstint à grand-peine de cacher dans ses mains sa tête aux cheveux gris. Il lui avait d’ailleurs semblé que l’habitude qu’avait Tadzio de se redresser de temps en temps pour respirer plus librement provenait d’un besoin de soupirer pour soulager sa poitrine oppressée. « Il est maladif ; il est vraisemblable qu’il ne vivra pas bien longtemps », pensait-il alors, avec cet esprit positif auquel l’ivresse de la passion, par une émancipation singulière, atteint quelquefois, et son cœur se remplit à la fois d’une sollicitude pure et d’une joie libertine. Cependant, les chanteurs vénitiens avaient fini et se retirèrent. Les applaudissements les suivirent et leur chef ne négligea pas d’agrémenter son départ de nouvelles plaisanteries. Ses révérences, ses saluts de la main provoquaient les rires, de sorte qu’il les multiplia. Quand la troupe était déjà sortie, il fit encore semblant de se cogner rudement contre un poteau de réverbère et se traîna comme courbé de douleur vers la porte. Mais là il jeta enfin brusquement son masque de pitre malchanceux, se redressa comme mû par un ressort, tira effrontément la langue vers les hôtes de la terrasse et se perdit dans l’obscurité. La société des baigneurs se dispersa ; Tadzio avait depuis longtemps quitté la balustrade. Mais le solitaire restait, à la surprise des garçons, toujours assis à sa petite table, devant le reste de son sirop de grenadine. La nuit avançait, les heures s’écoulaient. Dans la maison de ses parents, il y avait eu autrefois, bien des années auparavant, un sablier… ce petit instrument, si fragile et si considérable, il le revoyait tout d’un coup comme s’il eût été là devant lui. Silencieusement le sable à teinte de rouille s’écoulait par le passage rétréci du verre, et comme il s’épuisait dans la cavité supérieure, il s’était formé là un petit tourbillon impétueux.
Dès le lendemain après-midi, s’obstinant dans ses recherches, Aschenbach fit une nouvelle démarche pour se rendre compte de ce qui se passait à Venise et cette fois avec un plein succès. Il entra place Saint-Marc à l’agence de voyage tenue par des Anglais, et après avoir changé quelque argent à la caisse, s’adressa au commis qui le servait et lui posa avec sa mine d’étranger défiant la fâcheuse question. Il avait devant lui un Britannique tout vêtu de laine, jeune encore, les cheveux séparés au milieu par une raie, les yeux très rapprochés ; l’homme avait cet air de loyauté bien assise qui contraste si singulièrement et si agréablement avec la prestesse friponne du Midi. « Aucune inquiétude à avoir, sir, commença-t-il. C’est une mesure sans signification grave. Ce sont là des dispositions que l’on prend fréquemment pour prévenir les effets délétères de la chaleur et du sirocco… » Mais en levant ses yeux bleus, il rencontra le regard de l’étranger, un regard las et un peu triste, qui était dirigé vers ses lèvres avec une légère expression de mépris. Alors l’Anglais sourit. « Cela, continua-t-il à mi-voix et avec une certaine émotion, c’est l’explication officielle qu’ici l’on trouve bon de maintenir. Je vous avouerai qu’il y a encore autre chose. » Et alors dans son langage honnête et sans recherche, il dit la vérité.
6.
Depuis quelques années déjà le choléra asiatique tendait à se répandre, et on le voyait éclater en dehors de l’Inde avec de plus en plus de violence. Engendrée par la chaleur dans le delta marécageux du Gange, avec les miasmes qu’exhale un monde d’îles encore tout près de la création, une jungle luxuriante et inhabitable, peuplée seulement de tigres tapis dans les fourrés de bambous, l’épidémie avait gagné tout l’Hindoustan où elle ne cessait de sévir avec une virulence inaccoutumée ; puis elle s’était étendue à l’est, vers la Chine, à l’ouest, vers l’Afghanistan, la Perse, et, suivant la grande piste des caravanes, avait porté ses ravages jusqu’à Astrakan et même Moscou. Mais tandis que l’Europe tremblait de voir le mal faire son entrée par cette porte, c’est avec des marchands syriens venus d’au-delà des mers qu’il avait pénétré, faisant son apparition simultanément dans plusieurs ports de la Méditerranée ; sa présence s’était révélée à Toulon, à Malaga ; on l’avait plusieurs fois devinée à Palerme, et il semblait que la Calabre et l’Apulie fussent définitivement infectées. Seul le Nord de la péninsule avait été préservé. Cependant cette année-là – on était à la mi-mai – en un seul jour les terribles vibrions furent découverts dans les cadavres vidés et noircis d’un batelier et d’une marchande des quatre-saisons. On dissimula les deux cas. Mais la semaine suivante il y en eut dix, il y en eut vingt, trente, et cela dans différents quartiers. Un habitant des provinces autrichiennes, venu pour quelques jours à Venise en partie de plaisir, mourut en rentrant dans sa petite ville d’une mort sur laquelle il n’y avait pas à se tromper, et c’est ainsi que les premiers bruits de l’épidémie qui avait éclaté dans la cité des lagunes parvinrent aux journaux allemands. L’édilité de Venise fit répondre que les conditions sanitaires de la ville n’avaient jamais été meilleures et prit les mesures de première nécessité pour lutter contre l’épidémie. Mais sans doute les vivres, légumes, viande, lait, étaient-ils contaminés, car quoique l’on démentît ou que l’on arrangeât les nouvelles, le mal gagnait du terrain ; on mourait dans les étroites ruelles, et une chaleur précoce qui attiédissait l’eau des canaux favorisait la contagion. Il semblait que l’on assistât à une recrudescence du fléau et que les miasmes redoublassent de ténacité et de virulence. Les cas de guérison étaient rares ; quatre-vingts pour cent de ceux qui étaient touchés mouraient d’une mort horrible, car le mal se montrait d’une violence extrême, et nombreuses étaient les apparitions de sa forme la plus dangereuse, celle que l’on nomme la forme sèche. Dans ce cas, le corps était impuissant à évacuer les sérosités que les vaisseaux sanguins laissaient filtrer en masse. En quelques heures le malade se desséchait et son sang devenu poisseux l’étouffait. Il agonisait dans les convulsions et les râles.
Une chance pour lui si, comme il arrivait quelquefois, le choléra se déclarait après un léger malaise sous la forme d’un évanouissement profond dont il arrivait à peine que l’on se réveillât. Au commencement de juin les pavillons d’isolement de l’Ospedale civico se remplirent sans bruit ; dans les deux orphelinats la place venait à manquer, et un va-et-vient macabre se déployait entre le quai neuf et San Michèle, l’île du cimetière. Mais la crainte d’un dommage à la communauté, la considération que l’on venait d’ouvrir une exposition de peinture au jardin public et que les hôtels, les maisons de commerce, toute l’industrie complexe du tourisme risquaient de subir de grosses pertes au cas où, la ville décriée, une panique éclaterait, tout cela l’emportait sur l’amour de la vérité et le respect des conventions internationales, et décidait les autorités à persévérer obstinément dans leur politique de silence et de démentis. Le directeur du service de santé de Venise, un homme de mérite, avait démissionné avec indignation, et en sous-main on l’avait remplacé par quelqu’un de plus souple. Cela le peuple le savait, et la corruption des notables de la ville, ajoutée à l’incertitude qui régnait, à l’état d’exception dans lequel la mort rôdant plongeait la ville, provoquait une démoralisation des basses classes, une poussée de passions honteuses, illicites, et une recrudescence de criminalité où on les voyait faire explosion, s’afficher cyniquement. Fait anormal, on remarquait le soir beaucoup d’ivrognes ; la nuit, des rôdeurs rendaient, disait-on, les rues peu sûres ; les agressions, les meurtres se répétaient, et deux fois déjà il s’était avéré que des personnes soi-disant victimes du fléau avaient été empoisonnées par des parents qui voulaient se débarrasser d’eux ; le vice professionnel atteignait un degré d’insistance et de dépravation qu’autrement l’on ne connaissait guère dans cette région, et dont on n’a l’habitude que dans le Sud du pays et en Orient. L’Anglais raconta à Aschenbach l’essentiel de tout cela. « Vous feriez bien, conclut-il, de partir, et aujourd’hui plutôt que demain. La déclaration de quarantaine ne saurait guère tarder plus de quelques jours. – Merci », dit Aschenbach, et il quitta les bureaux.
Une touffeur d’été pesait sur la place sans soleil. Des étrangers qui ne savaient pas étaient assis à la terrasse des cafés, ou se tenaient au milieu des volées de pigeons devant l’église, et s’amusaient à les voir s’ébattre, se bousculer, picorer les grains de maïs qu’on leur tendait dans le creux de la main. Agité, fébrile, triomphant de posséder la vérité, la bouche pleine de dégoût, et le cœur frissonnant à de fantastiques visions, Aschenbach arpentait, solitaire, les dalles de la cour d’honneur. »
Source du texte : Thomas Mann, La mort à Venise (1912). Texte libre de droits disponible sur le site ebookgratuits : https://www.ebooksgratuits.com/html/mann_mort_a_venise.html
Bande annonce du film de Luciano Visconti (1971)
Ce film a rendu célèbre l’Adagietto de la Cinquième symphonie de Gustav Mahler, ami de Thomas Mann qui décède en 1911, et dont l’auteur s’inspire pour le personnage d’Aschenbach : « L’écriture de mon roman a été influencée, au début de l’été 1911, par l’annonce de la mort de Gustav Mahler. J’avais eu la chance de le rencontrer précédemment à Munich, et sa forte et intense personnalité m’avait faite grande impression. Sur l’île de Brioni où je résidais lors de sa mort, j’ai suivi ses dernières heures dans la presse vénitienne et donna ainsi à mon protagoniste, non seulement le prénom de ce grand musicien, mais j’ai également laissé apparaître le masque de Mahler en y décrivant son apparence » (Jean Matter. Mahler, L’Âge d’Homme, Paris, 1990).