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Des rails sur la prairie d’Europe

Tandis que le chemin de fer avance grâce à la Pacific Railroad Act, le territoire des États-Unis est exploité d’Est en Ouest. Ces grands chantiers ont joué un rôle prééminent dans la maîtrise économique et politique de l’expansion américaine, mais aussi dans la disparition des Indiens d’Amérique. Illustration : Morris et Goscinny, LuckyLuke. Des rails sur la prairie, 1957.

Mais dans ce western qui se joue aujourd’hui en Europe, qui tiendra le pistolet chargé, qui regardera passer les trains, qui jouera aux Indiens, et qui creusera ?

Le 11 décembre 2016, la Suisse met en service le tunnel du bas Saint-Gothard, le plus long tunnel du monde. 57,1 km à 2 000 mètres sous les Alpes suivant un axe nord-sud, 20 ans de travaux pour coût total de 11,1 milliards d’euros – dépenses « surveillées par les électeurs helvétiques » depuis la votation de 1992 qui a entériné le projet.
Le 1er janvier 2017, China Railway Corporation annonce une nouvelle concrétisation de l’axe de communication est-ouest One Belt, One Road (OBOR) avec le départ du premier train de Yiwu pour Londres – arrivée prévue 18 jours plus tard, soit le lendemain du discours de  Xi-Jinping à Davos prônant le libre-échange.. 12 000 km à travers le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne, l’Allemagne, la Belgique et la France pour ce train chinois.
Ces deux projets ont en partage de permettre la traversée de l’Europe de part en part et de port en port, l’un nord-sud et l’autre est-ouest, sans être à l’initiative de l’Union européenne ni de l’un de ses membres. Ils ont tous deux été planifiés sur des décennies dans la perspective d’accorder à leurs commanditaires des avantages compétitifs dans les échanges économiques.
Les médias se font plutôt discrets sur le tunnel du bas Saint-Gothard qui démontre le savoir-faire de la démocratique Suisse, tandis qu’OBOR suscite de nombreux sujets sur les appétits de la dictature chinoise.
Vus d’Europe, hors considération de type alliance militaire, les deux constituent pourtant les deux faces d’une même médaille dans un vaste mouvement de recontinentalisation. Mais dans ce western d’Europe, qui tiendra le pistolet chargé, qui regardera passer les trains, qui jouera aux Indiens, et qui creusera ?

Tunnel du bas Saint-Gothard, des rails sous la montagne

Le 1er juin 2016, tandis que les Européens rêvent de football, la Suisse inaugure le plus long tunnel du monde en l’absence des trois présidents de l’Europe, le Polonais Donald Tusk, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker et de l’Allemand Martin Schultz – mais en présence du président de la Confédération helvétique Johann Schneider-Ammann, de la chancelière allemande Angela Merkel, du président français François Hollande, du chef du gouvernement italien Matteo Renzi et du nouveau chancelier autrichien Christian Kern.
Seule représentante des institutions européennes, la commissaire aux Transports Violeta Bulc répond aux journalistes du quotidien suisse Le Temps à propos des retards des chantiers lancés par l’Europe :
« Nous devons effectivement adopter la recette suisse afin de respecter les délais. Cela sera possible si les objectifs sont clairement définis. La Commission (européenne, ndlr) doit évaluer l’avancement des travaux tous les deux ou trois ans et retirer le financement européen si les objectifs ne sont pas atteints ». Il est question ici des surcoûts et retards enregistrés par le projet nord-sud promu par l’UE, sous le Brenner, entre l’Italie et l’Autriche.
Dans la presse française, « La Suisse inaugure le plus long tunnel ferroviaire du monde et augmente l’écotaxe » (L’Usine nouvelle, 30 mai). L’Usine nouvelle propose également d’autres sujets pour souligner la participation de Thalès dans le chantier ou l’originalité des festivités : « [En images] L’incroyable cérémonie d’inauguration du tunnel du Saint-Gothard. Reportage sur les spectacles » (L’Usine nouvelle, 2 juin). C’est ce reportage décalé du 2 juin qui figure en 11e position du top 16 des sujets les plus lus de l’année sur le site de L’Usine nouvelle, entre les inventions du concours Lépine et les produits ménagers dangereux. Autre perspective, le 27 décembre 2016, quelques jours après la mise en service du bas Saint-Gothard, Business Insider, (groupe allemand Axel Springer, comme Bild) place ce tunnel parmi « Les 18 chantiers qui pourraient changer la face du monde ». Sur cette liste trustée par les pays du Sud qu’il s’agisse de ponts, de tours ou du plus grand télescope du monde, le tunnel suisse est la seule réalisation du Nord – aux côtés de chantiers en cours comme le réseau Crossrail de Londres (en service 2017-2020) ou seulement annoncés sans échéance comme les villes intelligentes développées aux États-Unis par Alphabet et un tunnel sous-marin flottant. Une approche en phase avec Bild et son titre très évocateur « Les Suisses ont le plus long » – les schémas techniques apportant les précisions nécessaires.
Dynamisé par une Suisse hyperconnectée et soucieuse de protéger son environnement contre les nuisances routières, voilà le renforcement de l’axe Rotterdam – Gênes qui offre à l’Allemagne un débouché technologiquement optimal et ultra-rapide sur la Méditerranée. The Wall Street Journal insiste d’ailleurs sur le renforcement de l’accessibilité de l’Italie, une approche en accord avec l’accélération des accords logistiques en Italie.
Le tunnel suisse aura contribué à rapprocher les régions italiennes du Piémont, de Ligurie et de Lombardie dans un « pacte pour la logistique » signé dès avril 2016 pour s’équiper au mieux et très vite d’entreports complémentaires. De nouveaux marchés s’annoncent avec l’arrivée à Gènes le 21 avril 2016 du premier navire venu d’Iran depuis la fin de l’embargo. La maire de Turin s’étant prononcée à l’automne contre le projet Lyon-Turin, une Italie des entreports du Nord-Ouest trouve donc le temps de se consolider en s’adossant au chantier suisse et en encourageant un retard prévisible des projets potentiellement concurrents soutenus par la Commission européenne. Et grand argentier du tunnel, la Suisse, dispose d’un nouvel outil diplomatique comme le détaille La Tribune de Genève du 31 mai (« Le Gothard comme outil de diplomatie suisse ») : « Si nous sommes capables d’ouvrir des passages, nous sommes également capables de les fermer » (Yves Nidegger).

La Suisse fait la course en tête du déploiement dans ses rames du Système européen de contrôle des trains (ETCS, European Train Control System) en Europe. Les dirigeants européens de l’Union ont décidé en 1996 d’harmoniser la signalisation ferroviaire afin de faciliter le passage des frontières, réduire les temps d’attente, gérer les trafics, améliorer la sureté, etc. Dans cette course aux normes il appartint au « groupe des six » – Alstom, Siemens, Thales, Ansaldo STS, Bombardier et Invensys, d’élaborer à partir de 1996 le cahier des charges du Système européen de surveillance du trafic ferroviaire (ERTMS).
Ces mêmes groupes, malgré des rachats Ansaldo par Hitachi et d’Invensys par Siemens, restent des acteurs majeurs du passage de la « numérisation du fer » pour un marché mondial d’environ 10  milliards d’euros qui progresse de 3 à 4% par an.

Réalisé d’après les communiqués de presse, dont le niveau d’information varie. En date du 19 janvier. Ces trois leaders du marché sont actuellement en concurrence dans contrat de signalisation en Israël pour un montant de l’ordre de 2,5 milliards de dollars.

Des trains chinois et des containers russes pour rafler la mise ?

Source de la carte : CGET, Rapport de l’Observatoire
des territoires, décembre 2016.
La première vague d’immigration chinoise aux États-Unis démarre au XIXe siècle avec la construction de la première ligne ferroviaire transcontinentale du pays car la main d’œuvre européenne venait à manquer. Près de 12000  Chinois ont ainsi participé au chantier.
En 2014, Washington a décidé d’honorer leur mémoire et une plaque a été placée dans le hall d’honneur du ministère du Travail. Illustration : affiche de cette commémoration.

Dans un contexte de manque évident de « cash », la conduite de projet à la sauce européenne laisse aujourd’hui toute une partie de l’Europe regarder passer les trains.
Alors, on annonce qu’un train chinois de marchandises entre en gare de Londres en janvier 2017. Mais cela fait déjà plus de quatre ans qu’ils arrivent en Allemagne où le premier port intérieur du monde, Duisbourg, se renforce depuis deux ans comme plaque tournante de l’axe Chine-Europe. C’est d’ailleurs après être passé par Duisbourg que le premier train depuis Wuhan est arrivé à Lyon-Vénissieux le 21 avril 2016 emportant dans ses containers matériel électronique, lampes LED et vêtements.

Les plus optimistes constatent qu’il aura fallu une génération, 25 ans, depuis la chute du mur pour que le glacis d’Asie centrale dégèle et que s’opère une recontinentalisation de l’Europe sur la base de grands axes qui ont fonctionné pendant des centaines d’années.

Les plus vigilants ajoutent que les opérateurs du rail et les banques d’État chinoises disposent de suffisamment de liquidités pour imposer le schéma de développement qui sied avant tout à la Chine, à ses produits made in China, à son acier en surproduction qui peut bien se transformer en rails. Et que cela s’appelle très officiellement One Belt, One Road, gentiment maquillé en « nouvelle route de la soie » autrement plus bankable car porté par les sinophiles de tous pays. Une marque culturelle qui enrobe les 600 milliards de dollars injectés sur plus de 30 ans. D’autant que la gestion de la « crise économique » alimentant la concurrence entre territoires dans une Europe où la moindre contrée se dit belle et forte – en tout cas mieux que sa voisine – la Chine n’a pas forcément besoin de diviser pour mieux régner. La plupart des décideurs cherchent déjà à attirer les capitaux chinois au prétexte de sauver l’emploi.

Il n’existe pas de carte officielle de OBOR. Il existe une multitude de possibilités, les corridors terrestres ne sont pas figés. C’est l’une de ses forces, il laisse ouverte la porte à toute négociation et aux demandes de ceux qui désirent recevoir un peu de la manne tant espérée. L’illustration présentée ici est l’une des possibilités, il en existe d’autres. On y repère cependant quelques enjeux de l’Asie centrale : vide d’hommes, riche de ressources. Un nouveau front pionnier.

Nota… épilogue du western américain et quelques enjeux

Dans le même temps, aux États-Unis les trains sont en déclin depuis la fin des années 1920, supplantés par la route et l’air. « Le journaliste Philip Longman donne un exemple éloquent : « autrefois, les trains postaux express livraient dès le lendemain les lettres affranchies au tarif minimum et postées à New-York à des destinations de l’ouest américain aussi lointaines que Chicago ». Aujourd’hui, en revanche, « il y a des chances que ce même courrier effectue d’abord un trajet en avion jusqu’au centre de FedEx à Memphis, soit déchargé, trié, puis rechargé à bord d’un autre avion. C’est une procédure qui nécessite beaucoup plus d’argent, de carburant, émet bien plus de CO2 et qui, dans de nombreux cas, prend plus longtemps que celle d’il y a quatre-vingts ans ». »
Tom Vanderbilt « Pourquoi les trains américains sont-ils plus lents que dans les années 1920 ?, Slate, 2009.

L’Union européenne n’a pas actualisé sa dernière carte des corridors européens (voir ici) depuis 2013. Mais un axe n’existait pas pour l’Europe en 2013 : entre Le Pirée (racheté par le Chinois COSCO en janvier 2016) et Budapest, les Chinois construisent la voie ferrée Belgrade-Budapest pour une mise en service en 2017. La Russie investit également dans ce secteur, 800 millions d’euros pour la modernisation des chemins de fer serbes. Des États marginalisés par l’Europe mais historiquement alliés de la Russie (la Serbie par exemple), et ceux qui au sein de l’UE sont fragilisés par la dette, le chômage, en défiance vis-à-vis d’une devise européenne à laquelle ils ne parviennent pas à s’arrimer – c’est-à-dire de larges pans de l’espace européen actuellement -, composent un mets de choix pour qui veut se saisir des clés du portail du marché européen. Un réseau pensé pour servir des logiques extérieures ne laissera pas ingénument dans les mains des Européens la maîtrise des robinets (les ports, les nœuds ferroviaires, les entreports), des emballages, de la gestion de la sûreté, etc. Si un député suisse radical (cité plus haut) déclare avoir le pouvoir de fermer le tunnel, les régimes dictatoriaux savent parfaitement couper les robinets, l’Ukraine a déjà manqué de gaz à plusieurs reprises. Outre la Chine et son pistolet à euros, il faudra bien regarder le positionnement de la Russie, associant bonté à l’égard des acteurs europhobes, positionnement logistique comme le rachat de GEFCO (« assembleur de flux ferroviaires en Europe ») en 2015 à Peugeot alors en manque de cash, structuration d’un axe eurasiatique de transport Pékin-Moscou.
Il serait étrange que les tribus d’Europe perdent le cap à l’heure où Galileo entre en fonction. Si le découragement et le bad-buzz gagnent, ce sera surtout profitable à qui ne sait pas innover tout seul et hautement préjudiciable à nos enfants.

« A moins que les tribus ne se liguent unanimement pour modérer les ambitions et l’avidité des Blancs, ils nous auront bientôt tous conquis et désunis, nous serons chassés de notre pays natal et éparpillés comme les feuilles d’automne par le vent. » (Tecumseh, chef Shawnee, en 1812)

Sophie Clairet

Liens commentés pour aller plus loin

La vidéo de RTS Radio Télévision Suisse :

2009, Slate : Pourquoi les trains américains sont-ils plus lents que dans les années 1920?
Une illustration de régression technologique mais aussi (et à rebours) de la nouvelle course (de communication et course au cash d’abord) à l’Hyperloop et aux drones livreurs.

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