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Après la crise vient l’artisan

Voici un voyage dans la recomposition du monde du travail et des espaces de la vie professionnelle, non pas une note de lecture de La révolte des premiers de la classe. Métiers à la con, quête de sens et reconversion urbaine[1] de Jean-Laurent Cassely mais une discussion autour de cet ouvrage. En effet ce livre suscite de très nombreuses pistes de réflexion tant il fourmille d’illustrations très soigneuses du réel. Il opère une véritable mise en musique de signaux faibles. Voilà une mine pour les géographes et explorateurs de terrain qui constatent que les candidatures d’adultes en « reconversion » se sont bel et bien démultipliées dans les Centres de formation des apprentis (CFA).

Où sont passés tous les travailleurs ? (p.96)

Cette citation d’un article de 2010 interpelle par la force du « où » et du « tous ». Quel territoire, c’est à dire quelle composition géographique associant groupe social-espace-système politique, pourrait se vider d’un sous-groupe social sans que soit remis en question tout l’édifice ? Sans que la situation relève de l’épuration ou de la guerre ? Le spectateur pensera aux fictions d’anticipation où un beau matin une poignée de héros découvrent une mégalopole vidée de ses habitants. On pense aux images du film Seuls (2017).

Le géographe pensera à la ville de Détroit quelques mois après la crise des subprime en 2008, une ville fantôme : 400 000 emplois perdus, 50 % de chômeurs, 18 milliards de dollars de dette, la faillite en 2013. Et en guise de paysage, les photographes d’art furent les premiers à témoigner :

Détroit
Capture d’écran du site Detroiturbex « Documenting the past, present and future of the City of Detroit. »

Aujourd’hui la ville s’est relevée. Et l’étincelle, ce fut « l’artisanat » de ceux qui sont restés, en l’espèce l’agriculture urbaine lancée par Agrihood scandant ce slogan « Live, Work, Grow ». Le modèle s’est particulièrement bien adapté à la France, comme le montre la carte de répartition des incroyables comestibles. 

Après le collapsus des systèmes économique et politique, Détroit a connu la case « sauvagerie et guerres de gangs dans la rue », façon The Walking Dead. Puis, les initiatives citoyennes de ceux qui sont restés ont imposé une reconquête de la cité fondamentalement anti-fragile – selon l’acceptation de Nassim Nicholas Taleb voir paragraphe suivant. Aux États-Unis se multiplient les initiatives pour hacker sa ville sur le modèle de Détroit, il suffit de consulter http://iamyoungamerica.com/ pour en comprendre le cheminement à Philadelphie (capitale historique) et New-York (capitale boursière). Voilà pour l’évolution géopolitique qui outre-Atlantique concerne les territoires déstabilisés par la « mutation des systèmes productifs » (Laurent Carroué). Il n’est pas inutile de l’avoir en tête en lisant La révolte des premiers de la classe qui concerne dans les grandes villes françaises ceux, comme Stéphanie, qui vont connaître « le réveil dans le nouveau monde des artisans » (p. 105).

On peut se demander si les premiers de la classe devenus artisans dans les cœurs de nos cités sont en train de se mettre en réseau et de faire école sur le plan de la revitalisation urbaine (comme imyoungamerica) ? Quelles sont leurs nouvelles confréries ? Quelle est la portée politique de ces nouveaux artisans (dans les aménagements urbains, etc.) ?

Et si en changeant de métier, de cadre de travail et d’aspirations, ce groupe était au contraire en train de reclasser, voire de surclasser, des secteurs dévalorisés ?

Cette question posée page 153 apporte une rupture positive avec l’hypothèse classique du « déclassement » de ceux qui se détournent des métiers prévus après de longues et belles études pour s’engager dans un CAP avant d’ouvrir leur échoppe. On peut se demander si Jean-Laurent Cassely ne décrit pas à la lettre la réalisation des fondamentaux de l’anti-fragilité théorisés par le mathématicien et philosophe Nassim Nicholas Taleb. Dans Antifragile, le système le plus robuste, celui du salariat dans la grande entreprise est le plus fragile face aux crises qui se multiplient dans un monde globalisé. Le système de l’artisan est le plus anti-fragile, c’est-à-dire celui qui non seulement fera montre de résilience (c’est à dire survivra) mais qui au surplus, s’en trouvera amélioré suivant l’adage « ce qui ne te tue pas te rend plus fort ». Au fond ce sont les meilleurs qui se tournent vers l’artisanat qui leur offrira par son agilité, la proximité, le contexte de forte sociabilité (voir les indicateurs du tableau), les voies de la survie dans un monde marqué par l’imprévisibilité. Cela tombe bien d’ailleurs car l’OCDE nous annonce qu’en France, « trop de travailleurs manquent des compétences de base et dans les techniques numériques pour bénéficier de la mondialisation » (OCDE, 8 juin 2017). La réponse serait donc en cours par l’autre porte…

Peut-on parler de révolte ou de percolation des stratégies d’adaptation théorisées par les penseurs post-crise, comme Nassim Nicholas Taleb ? Jean-Laurent Cassely cite Jane Jacob (p. 123). Pour elle, « Le conflit économique de base, je pense, est entre les personnes qui ont des intérêts dans des activités économiques déjà bien établies et ceux dont les intérêts sont à l’émergence de nouvelles activités économiques. » On peut se demander qui est en conflit avec ces nouveaux artisans ?

« La quête obsessionnelle de l’authenticité finit par produire des villes en série, tout comme l’étaient les centres commerciaux tant décriés du premier âge de la consommation de masse » (p. 163)
Affiche les vieux métiers d'Azannes

Jean-Laurent Cassely décrit les paysages de ces nouveaux artisans qui s’étendent suivant les mêmes codes de Brooklyn, Amsterdam, Londres… Des échoppes aux mêmes codes visuels pour remplacer les centres commerciaux. Mais que se passe-t-il plus loin de la grande ville ? Certes, on peut trouver un artisanat de témoignage comme ces festivals de vieux métiers dans la campagne, de Meuse ou en Bretagne. Comme dit l’affiche, « 400 bénévoles, 80 métiers », un soutien des collectivités publiques. En Bretagne, l’artisanat s’invite au château. Les exemples sont nombreux mais fonctionnent le dimanche sur la base du bénévolat et du témoignage. Un jeu qui se joue souvent entre soi. En Alsace, on trouvera avec Cœur paysan l’exemple d’agriculteurs rachetant un centre commercial pour organiser leur propre filière, avec le soutien de la collectivité publique locale.

Dans le temps, quelle est la trajectoire de ces artisans ? Nomades devenus sédentaires, reprennent-ils un jour le chemin du voyage ? Est-ce que ces artisans symbolisent l’anti-mobilité à l’heure de la terreur (la rue, le quartier est l’espace de l’entraide dans un monde où les destinations se ferment par les guerres) ?

[Étude de terrain] L’artisan, nouveau chercheur d’or des espaces post-crise

Ici en Moselle, on constate l’installation d’artisans du nouveau monde, comme l’explique Maud Esposito-Langelle qui a vu défiler des centaines de candidats à l’entrée en CFA et pu entendre leurs objectifs de carrière. Certes, parmi les adultes, une majorité des candidats est adressée par Pôle emploi à la suite des fermetures de sites qui ont frappé la sidérurgie, le tissu de ses sous-traitants et tous les secteurs liés aux régiments militaires dissous. Mais à l’instar de ce que décrit Jean-Laurent Cassely dans son livre, viennent s’ajouter les « réorientations » volontaires d’actifs diplômés BAC+4 ou 5. Ceux là choisissent essentiellement les métiers de la boulangerie et de l’esthétique.

Maud raconte avec une infinie délicatesse la réalisation de rêves d’enfants chez les plus âgés qui sont venus se « re-former ». Bien souvent la pression familiale, le modèle idéal des études généralistes avait balayé leurs aspirations à faire du pain ou à ouvrir un salon de coiffure. Le passage par la case chômage joue alors comme déclencheur : on change de vie, parfois en cassant l’équilibre des rôles et moyennant une séparation ou un divorce.

Chez les plus jeunes, les inscriptions en CFA dans la foulée du BAC+4 font également florès. Ceux-là poursuivent jusqu’en licence professionnelle et ajoutent aux savoir-faire artisanaux de solides compétences en gestion et communication. Leurs performances peuvent inquiéter les maisons installées du centre-ville mais font le miel des espaces de reconquête comme la vallée de la Fensch ou Saint-Avold. Là, ces nouveaux artisans rachètent sans difficulté les fonds de boulangers qui partant en retraite trouvent difficilement preneur. « Après la crise vient l’artisan » : ces nouveaux boulangers, lorsqu’ils relancent les tournées, améliorent encore leur modèle économique (frais d’installation réduits). Ils s’adaptent aux nouvelles demandes de bio & veggan, accompagnent leur savoir-faire de tout le story-telling qui convient. Maud sait raconter avec émotion cette belle histoire d’un père instituteur qui dès sa retraite venue s’est inscrit au CFA pour réaliser son rêve : faire du pain. Il a passé son CAP, puis il a été embauché par son fils qui, lui, avait passé une licence professionnelle de boulanger et ouvert une boulangerie à Saint-Avold.

Cet artisan sera-t-il sédentaire ou nomade ? Parmi ces boulangers surdiplômés, Maud en connaît qui ont largué les amarres jusqu’en Amérique et ailleurs.

Sophie Clairet, avec le précieux concours de Maud Esposito-Langelle & Laurent Caselly

Photo du haut : Une boutique d’artisan pizzaiolo à Metz. On voit l’espace délaissé au premier étage tout juste rénové (à louer), les geeks au second plan (The Bloggers Cinema tech) et l’artisan pizzaiolo, c’est-à-dire un nouveau système qui n’a rien à voir avec la pizza standardisée – en tout cas dans la com’. Cliché Sophie Clairet, juin 2017.

La révolte des premiers de la classe

[1]   Présentation du livre en 4e de couverture : « Vous-vous ennuyez au travail malgré de bonnes études ? Vous- vous sentez inutile ? Rassurez-vous, vous n’êtes pas seul. Ceux qu’on appelle encore les « cadres et professions intellectuelles supérieures » n’encadrent plus personne, d’ailleurs ils n’utilisent plus vraiment leur cerveau et sont menacés par le déclassement social. Chez ces anciens premiers de la classe, les défections pleuvent et la révolte gronde. Vous ne les trouverez cependant pas dans la rue à scander des slogans rageurs, mais à la tête de commerces des grands centres urbains : boulangers, restaurateurs, pâtissiers, fromagers, bistrotiers ou brasseurs, derrière leur comptoir et les deux mains dans le concret. La quête de sens de ces jeunes urbains n’a pas fini de redessiner nos villes, notre consommation mais aussi notre vision du succès, car ces nouveaux entrepreneurs marquent peut-être le renversement des critères du prestige en milieu urbain. Alors, faut-il vraiment passer un C.A.P. cuisine après un bac +5 ? »

C’est aussi un livre passionnant, humain, très drôle et très sérieux. Il parlera à tous les « manipulateurs d’abstractions » qui font semblant de plaisanter du bullshit mais pleurent en dedans… It is easier to macrobullshit than to microbullshit (Nassim Nicholas Taleb)… Comment savoir si vous avez un métier à la con ? Est-ce que votre métier fait l’objet d’un jeu vidéo ? Non ? Alors, il y a de fortes chances pour que c’en soit un…

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