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À Briançon, les marges reviennent au cœur du paysage géopolitique européen

Image du haut : Extrait de la Carte routière des Alpes, 1890, 14e corps d’armée.

Briancon

Briançon, Bardonecchia, des lieux de cartes postales connus pour leur air pur, la qualité de la lumière et les pistes enneigées, changent de colonne dans la presse. Les voici dans les pages politiques et qui plus est assortis d’une rénovation totale de leur vocation.

Jusqu’à la « crise migratoire en Europe[1] », ces hautes vallées des Alpes du Sud ont joué un rôle de refuge pour des populations en marge, qu’il s’agisse de Vaudois pourchassés à la suite de la Révocation de l’Édit de Nantes ou de « babas cool » des années 1970.

On pouvait se « fondre » dans ce paysage. On pouvait s’y faire oublier, de plus en plus facilement au fur et à mesure de l’abandon des grands schémas structurants d’aménagement du territoire à la fin du XXe siècle – projets de tunnels dans les Alpes du Sud ou A51 avortée entre Gap et Grenoble. Le militantisme environnementaliste continue d’ailleurs, tout particulièrement côté italien, en se mobilisant pour l’abandon du TGV Lyon-Turin. Les militaires partis de Briançon, les gendarmeries des hautes vallées fermant les unes après les autres, la montagne allait s’endormant entre deux saisons touristiques, quatre mois d’hivers, quatre mois d’été.

Or, la zone du col de Montgenèvre vient de se réinventer en point de passage international à la faveur de la hausse des contrôles des migrants dans les Alpes maritimes plus au sud ou aux débouchés des tunnels plus au nord. La voie internationale des cols aux environs de Montgenèvre redevient essentielle, 2 000 migrants enregistrés en 2017 à Briançon (12 000 habitants).

Les vallées difficiles d’accès en Haute Durance étaient des marges dans un contexte structuré par des pouvoirs publics qui n’avaient pas choisi d’y faire transiter un trafic international de marchandises ou de passagers. Mais à l’échelle des migrations internationales, elles figurent au cœur du jeu politique puisqu’elles concentrent tous les ingrédients qui intéressent d’autres forces et d’autres centres de décision.

Ce nouvel état de fait, les acteurs l’ont tous très bien compris : les politiques y prennent une stature nationale, l’Église y déploie sa mission de soutien aux plus faibles et les ONG humanitaires se diffusent sur un terreau extrêmement favorable. L’entraide constitue une obligation en montagne, sans quoi la mort guette. Qui se paierait le luxe de ne pas agir, au risque de mettre en péril la vie d’un être humain ? Mais qui peut agir sans risquer de contrevenir à la loi ?

Sur ce terreau, un acteur doit aussi se réinventer : l’État. Fondamentalement, ceux qui ont choisi de s’installer ou de rester dans ces montagnes longtemps écartées ont tissé des solidarités qui lui échappent. À la faveur des récentes réorganisations de l’exécutif territorial, de nouveaux services déconcentrés viennent encore de quitter Gap pour Marseille. Alors sur la ligne de crête entre France et Italie, le citoyen finit par ne plus se souvenir qu’il doit quelque chose à cet État qui a confié les routes et les aides sociales aux départements. Au surplus, il a fallu à l’État central 12 jours avant de formuler sa doctrine à l’égard du groupe Génération identitaire qui jouait au garde-frontière au col de l’Échelle dès le 21 avril. Le 4 mai, le ministère de la Justice précise aux procureurs que se substituer à l’État constitue « une immixtion dans une fonction publique » – délit passible de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende (article 433-12 du code pénal). Quelques semaines plus tard, le Préfet de l’Isère ne prendra qu’un jour pour rappeler à l’ordre le maire de Grenoble Éric Piolle lorsqu’il appelle à une forme de désobéissance.

Dans le Briançonnais, tout est réuni pour une innovation ancrée dans le réel et le respect de la « polis », maires, députés, représentants religieux, associations de tous ordres jouant leurs partitions. On continue à lire, une tradition bien ancrée dans ces montagnes, et on écrit beaucoup, depuis les amendements à la loi relative au droit d’asile pour le député des Hautes-Alpes, un appel à soutenir « les 3 de Briançon » quitte à enfreindre la loi pour le maire de Grenoble qui emboîte le pas à l’écrivain Erri de Luca, fièrement campé à Bardonecchia. Chacun se retrouvera le 18 juin pour un débat citoyen qui doit aussi réunir des députés européens.

Quelques dates

  • 8 novembre : Date prévue pour le procès des « 3 de Briançon » dans l’attente d’une décision du Conseil constitutionnel saisi le 9 mai.
  • 18 juin : « Réfugiés : comment protéger durablement ? », débat citoyen à Briançon en présence de nombreux élus de l’union européenne, italiens, français et de l’association Tous Migrants.
  • 31 mai : Le tribunal correctionnel de Gap lève le contrôle judiciaire des « 3 de Briançon » (deux Suisses et une Italienne arrêtés pour avoir « facilité ou tenté de faciliter l’entrée irrégulière en France de migrants » le 22 avril).
  • 29 mai : Le préfet de l’Isère rappelle qu’un maire est « d’abord le garant du respect de la loi ».
  • 28 mai : Éric Piolle, maire de Grenoble, décerne la médaille de la ville à Cédric Herrou – agriculteur condamné en appel à quatre mois de prison avec sursis pour avoir aidé des migrants en situation irrégulière.
  • 25 mai : Découverte par un randonneur d’un corps en décomposition avancée sur un chemin à Bardonecchia, en marge du passage du Giro.
  • 18 mai : Découverte par des randonneurs du corps de Mamadou dans un bois en amont du hameau des Alberts.
  • 9 mai :
    • Le corps de Blessing, nigériane de 21 ans, est repêché dans la Durance à Saint-Martin de Queyrières.
    • La Cour de cassation transmet aux « Sages » une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) relative au délit d’aide à l’entrée et à la circulation sur le territoire national d’étrangers en situation irrégulière.
  • 4 mai : Publication d’une circulaire du ministère de la justice rappelant aux procureurs l’existence d’infractions « visant les comportements hostiles à la circulation des migrants ».
  • 3 mai : Suspension du compte Facebook de Génération identitaire.
  • 2 mai : L’écrivain italien Erri de Luca lance un appel pour la libération des 3 de Briançon et la liberté de circulation, signé par un millier de personnalités.
  • 27 avril : Génération identitaire se félicite d’avoir raccompagné des migrants à la frontière.
  • 22 avril : Plus d’une centaine de personnes dont « les trois de Briançon » franchissent la frontière avec des migrants au col de Montgenèvre.
  • 21 avril : Début de l’opération « Defend Europe Mission Alpes » du groupe Génération identitaire.
  • 10 avril 2018 : Évacuation d’une soixantaine de migrants de la gare de Briançon.
  • 5 avril : Amendements du député des Hautes Alpes Joël Giraud relatifs à la protection des mineurs reconduits aux frontières et à la définition d’une zone de rétention dans une bande de 10 km de la frontière.
  • 3 avril 2018 : Entretien de Gérard Darmanin dans Corriere della Sierra pour expliquer l’action des douaniers français à Bardonecchia.
  • 30 mars 2018 : Des douaniers français contrôlent un migrant dans un local de la gare de Bardonecchia. Ambassadeur de France convoqué.
  • 9 février 2018 : Secours en gare de Bardonecchia, puis décès à l’hôpital de Turin, d’une migrante enceinte raccompagnée par la douane française.
  • 17-18 décembre : États généraux des migrations, avec une cordée dans la vallée de Névache.
  • Novembre 2016 : Ouverture d’un centre d’accueil des demandeurs d’asile (Cada) de 60 places.
  • Automne 2015 : Accueil à Briançon de 21 migrants provenant de Calais.

Sophie Clairet

Note :

[1] Entrée « crise migratoire en Europe » sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_migratoire_en_Europe

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