Vendredi 4 novembre, 15 h 45 devant la grille d’une école à Metz.
Scène 1
Une grand-mère serre sa veste et lance à son compagnon une remarque sur « la météo qui n’est pas ici comme dans le sud ». Assez fort pour que l’on entende qu’elle y retournera bien vite. Son accent lorrain ne laisse pas deviner de quel sud elle parle.
Scène 2
Une maman qui se tient juste à sa droite dans la foule l’apostrophe avec le même accent :
– « Ah, vous êtes du sud ! Moi aussi ! D’où venez-vous ? »
La grand mère à l’accent lorrain : « Près de Perpignan. On y retourne d’ailleurs, près de chez notre fils (brouhaha…) entre les Pyrénées et la Méditerranée. Ici ce matin, on avait 3 degrés, là bas, il avait 18° ! ».
– La maman à l’accent lorrain : « Moi je suis de Cassis ».
Leurs visages se rapprochent, les femmes se parlent tout bas quelques secondes avant de s’exclamer plus haut « Voilà, ils sont superficiels. Par contre, il paraît qu’une fois qu’ils nous ont adoptés, c’est pour la vie ».
Scène 3
D’observatrice amusée, je ne résiste pas à devenir actrice de cette scène de la nation française. Tant qu’à faire, autant participer en lançant sans gommer mon accent pour une fois « moi qui viens du sud, je vous garantis qu’ici, ce n’est même pas la peine d’espérer entendre autre chose que « dans le sud les gens sont sales, pas sérieux ». Même pas la peine d’espérer ne pas subir une remarque désobligeante si on vient du soleil ». Leur yeux s’arrondissent et je reprends « En arrivant ici, nous sommes des.. » les trois finissent la phrase avec le mot « … étrangers ». Puis ils s’avancent vers la grille tandis que la cloche sonne.
Intérêt pour GeoSophie
Je reconnais ce petit moment d’émotion où dans ce froid si loin de chez moi, le mal du pays s’est mêlé à un sentiment d’injustice : « qui sont-ils ces gens pour se revendiquer d’un sud dont ils méprisent les habitants ? ». On se dit en s’installant ici que l’accent du sud est un peu fort, alors on tente de le gommer. On se dit aussi que les gens du lieu ont vécu de nombreux drames et qu’il ne faut surtout pas parler du sud et de son soleil mais les écouter. Mais à force d’entendre « le soleil ne fait pas tout », et autres amabilités, même quand on se tait et qu’on se fait petit, on se dit que le sujet dépasse franchement l’anecdote.
Il existe une véritable jalousie territoriale chez les habitants. Elle se renforce avec la fuite des talents vers la région parisienne ou le « sud ».
Des échanges défavorables avec le reste de la France (titre de l’INSEE, ndlr)
Cette donnée-là est statistique, ce que montre l’étude publiée par l’INSEE en octobre 2016 Un attrait des actifs pour les régions du sud de plus en plus fort. Rapportée à une Région Grand Est qui n’existait pas encore en 2007, cette carte montre que les actifs quittent le territoire plus qu’ils ne viennent s’installer.
Il faut noter que cette étude est fondée sur des statistiques de 2007, c’est à dire antérieures à la fermeture des bases militaires et des derniers hauts fourneaux. Or entre 2008 et 2013, la population de l’agglomération messine a perdu à elle seule 8 100 personnes.
Quid de la nation française dans ce contexte ? Quel message d’union à l’heure des nouvelles régions et des nouvelles marques de territoire ancrées dans le TPMG (Tout Pour Ma Gueule) ? Lorsqu’on est basé à Paris, on ne sent pas forcément ce mélange d’envie et de méchanceté pour l’autre Français suspect d’avoir plus de chance. Les politiques luttent contre l’ostracisme qui se manifeste à l’encontre des étrangers de peau, de religion, de sexe… Bref comme si le territoire national était une affaire entendue. Mais ce postulat n’est pas si assuré, y compris devant la grille d’une école publique dans le centre d’une agglomération de plus de 200 000 habitants.
Sophie Clairet
Image du haut : Château de Mercy (1905), symbole de la résistance de la Lorraine aujourd’hui à l’abandon. Cliché Sophie Clairet, septembre 2016.
Depuis mon arrivée près de Metz, j’ai découvert petit à petit un nouveau paysage que je nommerais « délaissée glaciaire » (1) de la géopolitique. Il est fait de bases militaires abandonnées, mais cela se voit à peine dans ce pays sans volets. A Longeville-lès-Metz, on voit davantage les pancartes à louer, à vendre, commerce à céder. Sur les hauteurs pullulent les pancartes rouillées de « Terrain militaire ». S’y risquer ? Chacun prévient que dans ces hautes herbes les tiques prolifèrent et emmènent avec elles la maladie de Lyme. Si on regarde bien, Metz a t-elle fait autre chose avec sa rente de situation acquise auprès des évêques, empires et autres officiers que les pays producteurs de pétrole africains avec leur or noir ? Le butin tombait tout seul grâce à une situation géographique qui permettait à la ville de monnayer son allégeance. C’est au dessus de Metz que culmine la seule tour Bismarck édifiée sur le territoire de la France actuelle, vestige parmi tant d’autres d’une redoutable place forte. Il est bien possible que cette attractivité tombée toute crue nourrisse ces mantras étonnamment insistants chez les autochtones que la Lorraine est la plus belle région de France et Metz la première merveille du monde (2). Avec tout l’humour des revers de l’Histoire, l’heure a sonné pour la délaissée glaciaire de se trouver un nom et une vocation. Les communicants sont en effet saisis, et déjà la presse bruisse : en septembre sera lancée une « marque de territoire ».
L’agressivité est liée à la vie dans la mesure où chaque être vivant est obligé de s’inscrire dans un environnement où évoluent d’autres êtres vivants. Il doit donc se faire une place au soleil. Cette caractéristique de la vie elle même est équilibrée par un autre mouvement, celui de la solidarité. L’agressivité ne peut se concevoir indépendamment de la solidarité.
Avec l’aimable autorisation d’Areion Group, voici la reproduction d’un entretien que m’avait accordé Jean-Marie Pelt (1933-2015) pour le magazine Diplomatie n°7 publié en février 2004. Professeur émérite de biologie végétale et de pharmacologie, président de l’Institut européen d’écologie, il a nourri ses ouvrages par l’observation de la nature.
C’est malheureusement ce qui a été tiré comme leçon des écrits des naturalistes du XIXe siècle et de Darwin en particulier, dont on a quelque peu travesti la pensée et tiré la fameuse idée de la loi de la jungle et du « struggle for life ». Leur pensée s’est trouvée exagérée et retraduite dans le domaine social dans les grands systèmes politiques qui ont fonctionné depuis le XIXe siècle, Marx d’un coté et la lutte des classes – la lutte étant le moteur de la société – et le libéralisme où la concurrence sévère et acharnée est un facteur d’agressivité très important. Ces systèmes ont composé un décalque des écrits des naturalistes de l’époque. On disait que la société était à l’image de la nature, la nature était la loi de la jungle donc la société était nécessairement fondée sur l’agression. Les penseurs de ce temps n’ont absolument pas vu l’importance des solidarités dont on prend conscience aujourd’hui. Le terme « solidarité » est d’ailleurs un mot très chaleureux, qui en appelle aux sentiments. Il est nécessaire au fonctionnement des sociétés beaucoup trop agressives. Ajoutons que le XIXe siècle est en contradiction avec le XVIIIe, siècle des Lumières dominé par Jean-Jacques Rousseau et des philosophes qui imaginaient le contraire : une société internationale fondée sur le Droit, apaisée, développant la coopération internationale et le bannissement de la guerre. Et il est certain que ces philosophes auraient été très surpris de voir l’importance qu’a acquis l’agressivité dans nos sociétés. La société des Lumières allait jusqu’à se demander s’il était convenable de placer des fourchettes et des couteaux – symboles d’agressivité – sur la table. Ces penseurs allaient très loin dans la recherche de la fraternité humaine. Le XIXe siècle a renversé complètement la donne, déjà annoncé il est vrai par les guerres napoléoniennes et les aspects violents de la Révolution françaises. C’est à ce moment là que les choses se sont inversées. Après la période, très prometteuse dans l’histoire, que fut ce siècle des Lumières, nous nous sommes engagés dans ce modèle, qui perdure encore aujourd’hui, du « chacun pour soi » et de l’agressivité, qu’elle se développe sur le plan commercial, sur le plan de la violence. S’agissant des guerres, les hommes n’en ont toujours pas éloigné les spectres en ce début de millénaire.
L’amour et la guerre
A contrario, les animaux de très nombreuses espèces ont inventé des systèmes qui régulent et diminuent l’agressivité, voire l’éliminent parfois complètement. Très nombreuses sont les espèces où fonctionnent ces mécanismes, de sorte que les individus de mêmes espèces ne se tuent pas entre eux. Le dernier exemple, très proche de nous, est celui des singes bonobos, qui pratiquent le « faites l’amour et pas la guerre ». Leur sexualité inhibe leurs comportements agressifs. On voit même certains comportements agressifs devenir des comportements de parade amoureuse et par conséquent changer de signification. Dans l’acte sexuel la pénétration, mouvement d’agression initialement, s’inverse complètement et l’amour et la postérité l’emportent in fine.
L’humanité et la guerre
Les bilans des guerres des hommes sont tout à fait tragiques. Les bandes de chimpanzés s’affrontent sur un champ de bataille. Ce n’est que lorsque tout se déroule mal que le combat fait un mort. Nous avons pourtant toutes les sagesses, toutes les philosophies, toutes les religions : tout ce discours est entendu par l’humanité mais n’a pas réussi collectivement à empêcher les dégâts dus à l’agressivité et à la violence. C’est une caractéristique tout à fait inhérente à notre espèce. Et je me pose toujours cette question : on voit bien que de très nombreuses personnes dans la plupart des religions recherchent la paix, la solidarité, la fraternité. Il existe des vies exemplaires, celles de saints, mais collectivement la régulation de la violence ne fonctionne pas. Les pulsions collectives d’agressivité et d’agression des peuples et des civilisations sont encore très fortes aujourd’hui.
Le parcours du chef : une sélection par l’agressivité
La prééminence du chef est une donnée très forte, qui se manifeste à partir de l’organisation des animaux supérieurs. Les invertébrés ne forment pas entre eux de collectivité organisée. Dès que la collectivité est structurée et organisée, se dégagent des chefs, généralement au cours de combats – chez nous les élections sont un combat symbolique. Il faudrait souhaiter que le chef ne soit pas l’individu le plus agressif mais le plus gentil. Ce type de sélection existe chez des sociétés de chimpanzés où il arrive que le chef soit celui que le groupe aime le plus. Dans la plupart des cas cependant, le chef s’impose surtout par la force de son poing ou de ses arguments. Evidemment, à ce jour, l’essentiel du travail pour nos hommes politiques est d’être aimés – ce qui n’est pas toujours le cas puisque les aptitudes requises précisément pour devenir le chef ne sont pas précisément les qualités d’aménité.
Le rôle des comportements sociaux culturels ritualisés
Lorsque vous débarquez au Japon vous êtes très frappé de la société où les ritualisations sont très fortes. Il n’y a pas d’agressivité dans la rue, le métro. Les Japonais ont travaillé sur le polissage ritualisé des relations humaines. C’est exactement le contraire qui se produit lorsqu’on parle chez nous actuellement d’incivilité. L’incivilité revient à l’absence de rituels. Ne pas dire bonjour ou s’agresser verbalement, tous ces comportements n’existeraient pas si se développaient des ritualisations dans les relations entre les êtres humains. Nous sommes dans une société très déstructurée, on le voit bien par rapport au Japon. Ces rituels de comportement qui ont pour but de réguler l’agressivité, tels que la courtoisie ou la politesse, étaient des méthodes utiles au bon déroulement des relations humaines.
L’Homme et la nature
L’Homme est à la fin de l’aventure. Mais l’Homme parce qu’il a développé une capacité de raisonner détient une responsabilité très grande, qui ne s’exerce pas seulement pour sa propres espèce, mais vis-à-vis des autres espèces dans la mesure où il est capable de les faire disparaître. Il est en fait le responsable, le gardien du jardin comme dit la Bible. Dans cette idée du jardin, transparaît celle des espèces qui pourraient être cultivées. Les musulmans parlent de la place de l’Homme comme lieutenant d’Allah sur la terre. C’est toute l’aventure de l’écologie que de mettre l’Homme devant ses responsabilités, face à l’évolution même de la vie sur la planète. Or il les assume très mal. Il a perdu le sens des responsabilités. Il faut qu’on réintègre dans le mouvement de l’éducation, dans les écoles, ce que les Anciens appelaient la règle d’or et qui s’exprimait par une phrase très simple : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ». Cette règle se retrouve dans toutes les religions sans aucune exception. C’est le code du vivre ensemble. Je pense que nous devrions fonder notre stratégie éducative sur l’apprentissage de cette règle simple très tôt dans les processus éducatifs. On parle de l’instruction civique, de la morale dans les écoles. Mais cette phrase que l’on trouve mot à mot dans tous les textes sacrés doit apparaître très tôt. Il faudrait faire aux autres ce qu’on aimerait qu’ils nous fassent à nous mêmes. C’est le contraire de l’agressivité.
Propos de Jean-Marie Pelt recueillis par Sophie Clairet.
Pour aller plus loin :
– Jean-Marie Pelt, La loi de la jungle. L’agressivité chez les plantes, les animaux, les humains, Fayard, Paris, 2003, 280 pages.
– Centre Jean-Marie Pelt : http://www.centrejeanmariepelt.com/
– Diplomatie n°7, Areion Group, février-mars 2004, 92 p.