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Pétrole et néocolonialisme (1973)

« Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. » Montesquieu, L’Esprit des lois (chapitre V, Livre XI), 1748.

Par Éric Grémont, président de l’OpesC.

Placer une note affublée d’un titre aussi convenu sous les auspices d’une maxime célèbre pour sa pertinente caustique laisse penser que l’on tente de s’abriter à l’avance du procès en facilité derrière l’autorité des anciens, le tout en s’accommodant sans regret du lot d’analogies douteuses que suscite de genre d’entreprise.


Car quoi, autres temps autres mœurs ! La productivité enthousiaste du travailleur salarié perclus de dettes et d’impôts a fort heureusement remplacé l’improductivité du nègre (1) mal reconnaissant d’avoir été libéré de son atavisme ancestral à l’occasion des opportunités générées ici où là par les impératifs de la production coloniale. Et quel rapport avec le pétrole qui arrose de liquidités ces pays producteurs dont la richesse vulgaire s’affiche avec ostentation et déraison jusqu’à en faire les mécènes de clubs sportifs de troisième zone comme le PSG. Ne sont-ils pas désormais en mesure de dicter leur loi aux compagnies pétrolières, certaines se trouvant dans une situation si pénible qu’elles ne peuvent honorer leur mère patrie que d’une obole fiscale insignifiante, et encore, au prix de quels efforts. Les cours ne sont-ils pas influencés sinon dictés par l’OPEP depuis Vienne, vieille capitale de convention, les fonds souverains de ces États ne regorgent-ils pas d’avoirs, garantissant à leurs ressortissants un avenir serein ? Décidément cette fois-ci c’est vraiment différent !
Pourtant si l’on se penche assez longtemps sur la structure du commerce pétrolier, vient le moment où se détache une figure à la fois singulière et familière : le commerce triangulaire. La formule à quelque chose de mathématique, cartésien qui évoque la rigueur, l’esthétique froide. Ce serait oublier un détail, l’évocation géométrique ne fait que qualifier le commerce qui l’emporte manifestement ici en importance. Quelle est donc cette opération commerciale ? Elle consiste à transformer d’inutiles bris de verre en sucre en tabac et en chocolat, le tout moyennant une alchimie complexe et commerçante dont nous vous faisons l’économie par souci de brièveté. Au fond, il s’agit d’argent gratuit ; la façon la plus simple de s’enrichir restant de faire payer les autres. Nombreux sont les « alchimistes » à s’être penchés sur ce problème toujours d’actualité, les beaux esprits qui ont présidé à l’avènement du dispositif que nous allons décrire ont des mérites qui valent d’être reconnus à l’avance.
Il va de soi que la complexité de notre époque interdit qu’une figure stylisée, pure ressorte de l’épure. Pourtant nous nous faisons fort de démontrer que non seulement des principes identiques sont à l’œuvre, mais qu’au surplus ils ont été améliorés, sublimés, si l’on peut dire. Rendant la formule de Montesquieu au monde qui fut le sien, simple, franc et direct, tranchant involontairement avec les mirages du post-modernisme ? Il faut bien convenir qu’il est en définitive logique que la décolonisation ait été suivie d’une période néocoloniale. Toutefois, il serait injuste d’en faire le procès aux protagonistes, car l’intérêt du système qui va se mettre en place tient à ce qu’il s’est établi et renforcé presque à rebours des intentions de ceux qui présidaient aux grandes décisions d’alors.
Mais avant d’en venir à la description du système de commerce pétrolier qui existe aujourd’hui nous devons prendre soin de dresser un petit tableau synoptique du monde qui l’a vu émerger comme de la structure de ce marché lors des Trente Glorieuses. Pour ce faire, il faut bien choisir un point de départ, 1973 semble l’année la plus significative, car celle où l’ancien système de prix et d’échanges est définitivement abandonné.

La chevauchée fantastique de la production pétrolière entre 1945 et 1973

Le marché du pétrole tel qu’il est organisé à la sortie de la Seconde Guerre mondiale reposait sur deux piliers fondamentaux. L’Amérique du Nord comprenant le Canada, les USA et le Mexique constitue la première zone de production. Enfin et surtout, les pays du Moyen-Orient sont la source tendancielle de la production du dernier baril de pétrole marginal disponible sur le marché, la production y va grossissant de façon rapide et soutenue. L’Union soviétique, pays pionnier de l’exploration pétrolière et de l’exportation, compte pour peu alors, ayant surexploité ses champs pétroliers disponibles lors de la Grande Guerre patriotique. Pour que l’Union soviétique se mette en tête de redevenir un joueur dans ce jeu, il faudra le choc pétrolier.

Au sortir de la guerre, les États-Unis sont le premier producteur mondial, ce sont eux qui ont alimenté la machine de guerre alliée en produits raffinés, en 1950 les États-Unis représentent 50 % de la production mondiale avec une production voisine de 5 millions de barils par jours. Cette production ne cessera de monter jusqu’en 1970 pour culminer à 9 millions de barils et commencer à baisser lentement du fait de la baisse de rendement des gisements classiques disponibles sur leur sol et exploitables aux prix du marché du moment. Mais dès 1951, les USA deviennent un importateur net de produits pétroliers (2).
La production de l’OPEP, elle, ne cessera de monter devenant rapidement le baromètre d’un marché où l’association jouera un rôle de plus en plus prépondérant. D’une production encore anecdotique lors de la Seconde Guerre mondiale, même si elle aurait eu un sens stratégique en d’autres mains, la production des pays de l’OPEP représentera 10 millions de barils par jour en 1962 soit l’équivalent de la production mondiale 10 ans auparavant. Cette production triplera en 11 ans pour plafonner en 1973 à 30 millions de barils.
Entre 1950 et 1973, la production pétrolière mondiale va presque sextupler suivant et initiant la croissance mondiale robuste de ces années qui semblent d’autant plus miraculeuses que l’on s’en éloigne. La dynamique de croissance rapide repose entre autres sur une énergie peu coûteuse pesant donc peu dans le PIB. Comme le souligne une étude de 1951 (3), le peu de poids de l’énergie dans la comptabilité nationale des USA souligne son importance en creux. C’est ainsi que la production doublera presque entre 1965 et 1973 (passant de 1500 millions de tonnes à 2800) alors que la valeur marchande de cette production passera 1 % du PIB mondial à 1,5 % (4) à peine. Une telle évolution suggère une légère baisse du prix réel sur la période alors que la consommation explose littéralement. Du point de vue structurel, on serait tenté d’y voir le modèle d’une industrie capitalisant sur des paliers d’économies d’échelles successifs autorisant une baisse du coût unitaire au fur et à mesure de la hausse des volumes. Il faut bien convenir que la part industrielle et logistique du secteur était guidée par ce genre de ressorts que l’on distingue partout. Il est en revanche très étonnant que l’épuisement de ces ressources (dont la disponibilité maximum en suivant les procédures d’exploitation en cours à cette époque était déjà connue) n’ait eu aucun effet sur les prix de marché ni sur les acteurs, du moins en apparence.
Comme le souligne Putnam la question n’est pas de savoir si l’on peut venir à bout des ressources finales, mais si le coût économique de cette entreprise ira croissant (5) « reserves are relatives, there are more coal, oil, gas in the earth crust than will ever be used. It’s not a question of emptying the bin. It is only a question of deciding how deep it is economical to dig ». Il est patent que les pays de l’OPEP étaient en train de tirer énormément sur leurs ressources à venir à un tarif qui ne tenait aucun compte de la valeur future prévisible du baril. Le phénomène est d’autant plus curieux que le plafonnement de la production américaine des champs exploitables aux prix pratiqués alors fût anticipé depuis le début des années 1950, soit 20 ans avant qu’il se manifeste (6). Autrement dit non seulement l’on savait depuis le « début » quel était le sommet productif des pays de l’OPEP qui a été atteint dans le courant des années 1970 pour ne jamais être renouvelé collectivement ensuite, mais l’on savait aussi que le niveau des prix interdisait l’exploitation de nouveaux champs pétroliers puisque l’on tenait déjà pour acquis l’absence de nouveaux gisements géants à prix discount — hypothèse qu’aucune étude même ancienne ne retient depuis les années 1950 (sauf la possibilité de découvertes dans des pays non prospectables, la Chine et l’URSS).
La situation américaine était parfaitement connue des compagnies exploitantes au Moyen-Orient puisqu’il s’agissait des mêmes, les fameuses « seven sisters » (7) : Anglo-Persian Oil Company (désormais BP), Gulf Oil, Standard Oil of California (SoCal), Texaco (maintenant Chevron) Royal Dutch Shell, Standard Oil of New Jersey (Esso) et Standard Oil Company of New York (Socony) — devenu ExxonMobil. Si l’on suit la fiche Wikipédia, elles contrôlaient ensemble 85 % de la production pétrolière du monde libre. Le pourcentage final est probablement discutable, mais il faut convenir que ces compagnies étaient présentes aussi bien aux USA qu’au Moyen-Orient (8), et en position dominante. La stabilité des prix n’a pas de sens sur la période, elle prête même à sourire. Ceux-ci, si l’on s’en tient aux prix courants exprimés en dollars déflatés (9), sont d’une stabilité remarquable 13 $ en 1945 13 $ en 1972, à croire qu’une politique de prix aurait été exercée, une politique de stabilité artificielle qui comme elle pénalisait les comptes des compagnies en question ne pouvait que venir des États qui les parrainaient. Or les années 1960 n’ont pas été calmes en Occident, l’année 1968 marquant un sommet dans l’agitation de la génération montante. Les USA devaient financer une guerre coûteuse, génératrice de lourds désordres internes, la Grande-Bretagne ressentait de façon de plus en plus manifeste les effets de son déclassement impérial. En France en Allemagne et en Italie une jeunesse nombreuse jouait avec l’idée du socialisme tout en profitant avec une avidité appelée à durer de la hausse des revenus générés par le capitalisme d’État keynésien, générant comme la chronique en témoigne, un désordre certain.

Une hausse des cours serait invariablement suivie d’une hausse de la contestation politique et sociale. Il fallait donc que les prix soient contenus au moins jusqu’à ce que la situation géopolitique soit sous contrôle. Obtenir une telle situation n’était pas très difficile compte tenu du fait que les Iraniens, les Irakiens et les Saoudiens ne pouvaient même pas se passer pratiquement de l’expertise et des personnels venus de l’Ouest (10). Au surplus, les royalties versées pouvaient encore apparaître substantielles pour des pays très arriérés au moins sur le plan économique. La situation est pourtant devenue assez rapidement intenable du fait de la hausse de la consommation verticale que suscitait cette « subvention » sur le prix. Ce d’autant plus depuis la libération du dollar de l’or, le nombre de barils achetables avec une once s’était mis à gonfler très vite passant en 6 ans de 19 à 29 barils, soulignant de façon crue la sous-évaluation croissante du baril. Le tout malgré la hausse de 1970, initiée par la Libye sous l’impulsion d’un jeune colonel plein de bon sens dont la décision eut pour conséquence pratique de ramener momentanément le ratio or/pétrole au niveau précédant le début du processus de dévaluation du dollar, le ratio revenant à 19,41 contre 22,93 en 1972. Si le marché avait été baissier, il est parfaitement clair que ses exigences auraient été déçues et d’autres se seraient mis en avant pour profiter du vide créé. C’est tout le contraire qui s’est produit : non seulement le jeune dictateur d’un pays désertique sans État, privé de moyens militaires, a obtenu ce qu’il souhaitait, gagnant au passage le droit d’acheter quelques Mirages à la France, déjà, mais plus étonnant encore, de facto il a ouvert la porte aux poids lourds de l’OPEP pour obtenir à leur tour une hausse des royalties. Il est tout de même cocasse que le Shah d’Iran, roi des rois qui avait fêté son intronisation en grande pompe en 1967, n’ait pas jugé utile de manifester son autorité grandissante plus tôt (11). Il faut croire que tout le monde n’était pas opposé à la démarche du leader libyen au sein de ceux qui comptaient vraiment, à Londres et à Washington.
Si l’on souhaite un autre indice de la force du cartel, on peut signaler la fin funeste d’Enrico Mattei, PDG historique de l’ENI. Celui-ci souhaitait ardemment rentrer de plein droit dans un club où la France n’avait qu’un strapontin. Mattei avait pour politique démagogique d’offrir des conditions avantageuses aux pays producteurs, battant en brèche la saine gestion des compagnies dominantes. Son penchant iconoclaste le poussera à aller jusqu’à discuter avec les Soviétiques, en 1962 son avion s’écrasera, accident tragique (12).
Les Trente Glorieuses ont donc été construites et entretenues, au moins en partie, par le fait d’un marché de l’énergie artificiellement maintenu en hibernation. La grande subtilité du processus tenait à ce que le bénéficiaire ne se rendait pas compte qu’il était subventionné gracieusement aux frais des pays producteurs auxquels il était très difficile de faire respecter des intérêts qu’ils avaient probablement de la peine à mesurer, tant la maîtrise technique et politique américano-anglaise était pesante. Le dispositif ne pouvait pourtant pas durer toujours. En effet, la croissance de la consommation ne pouvait pas être honorée durablement de façon rentable compte tenu de coûts de production allant croissants. Il fallait donc bien qu’à un moment donné l’on procède à un ajustement brutal qui aurait dû s’opérer dans le temps. Il ne faut pas surestimer les calculs à long terme des acteurs. Les USA, comme les Européens, avaient intérêt chaque année à profiter d’un rabais qui grossissait régulièrement, et il est parfaitement clair qu’ils n’avaient pas besoin de discuter longtemps pour en convenir. De la même façon, les tyranneaux du Moyen-Orient corrompus jusqu’à la moelle de toutes les façons possibles mesuraient certainement mieux que nous encore les dangers qu’il y avait à défendre les intérêts de concitoyens qui avaient souvent d’abord dans l’idée de leur faire la peau avant même d’obtenir une hausse des revenus pétroliers. Les intérêts des uns et des autres se rencontraient certainement encore mieux sans être exprimés de vive voix, comme le dit l’adage « celui qui dit la vérité, qu’il soit exécuté ». Mais tous ne pourront rien contre le pic du pétrole peu coûteux, prévu de longue date, qui décidera en définitive pour les uns et pour les autres. En matière de politique aussi il y a une main invisible qui agit les acteurs, donnant au spectacle une clarté réconfortante a posteriori, même si les « puissants » du moment étaient eux-mêmes souvent aveugles à la portée des « décisions » prises, à l’exception de certains, rares, passés maîtres dans l’art de donner à croire qu’ils comprennent ce qu’ils font.

L’année 1973

Si parfois il est difficile de définir les catégories temporelles, il faut bien avouer que l’année 1973 s’impose d’elle-même comme un repère évident. Voici quelques évènements notables que la chronique retient de cette année historique. Il convient toutefois au préalable de rappeler deux dates importantes pour notre propos, la création de l’OPEP lors de la conférence de Bagdad (13) en 1960 et la fin de la convertibilité du dollar en or le 15 aout 1971 (14).
Comme il faut bien sérier, nous dirons que l’on doit distinguer une séquence latino-américaine qui marquera le ressac de la vague d’enthousiasme gauchiste qui semblait avoir le vent en poupe depuis la fin des années 1960. C’est ainsi qu’en quelques mois l’Argentine verra le retour de Peron, le caudillo romantique, par le fait d’un succès électoral incontestable. L’Uruguay s’initiera progressivement aux subtilités du gouvernement militaire sous l’impulsion de son président légitime Juan Maria Bordaberry, lequel s’accommodera du coup de force du 27 juin 1973 lui imposant l’établissement d’une dictature, mais sans pour autant le forcer à quitter le pouvoir, luxe appréciable. Le Chili verra, lui, l’éviction d’Allende le 11 septembre (15) du fait de l’armée obéissant alors aux injonctions des pouvoirs constitués législatifs et judiciaires, suite à sa mise en minorité lors des élections législatives. Il faut souligner qu’Allende semblait sur une pente de plus en plus manifestement autoritaire, usant et abusant de certains pouvoirs arbitraires confiés à la présidence pour faire face aux circonstances exceptionnelles, à l’instar de ce que peut autoriser l’usage de l’article 16 de la Constitution de la Ve république. Allende avait probablement confondu sa mise en minorité parlementaire avec l’une de ces conditions ouvrant la voie à un régime d’exception. Funeste tentation, car si l’autoritarisme avait bel et bien le vent en poupe en cette année 1973, les faits inclinent à penser que c’est surtout sa version conservatrice qui avait les faveurs de l’Histoire comme de Washington. Quoique les tourments latino-américains méritent de nombreux commentaires, nous en tiendrons ici à la vulgate qui veut qu’après de nombreux tâtonnements et, diront certains, un laxisme coupable, Washington réglant cette année-là l’addition vietnamienne se devait de mettre fin aux désordres qu’elle avait laissés s’installer dans son arrière-cour. Les USA sonnèrent certes un peu virilement la fin d’une récréation qui ressemblait de plus en plus, il faut l’avouer, à une collection assez remarquable de guerres civiles (16). Bel objet d’étude pour ceux qui se pencheront plus tard sur les différents cas cliniques de conflits sociaux dont la médiation semble impossible sans passer par divers degrés de violences. La paix au Vietnam permettra donc à ces pays de goûter enfin aux joies simples de la paix sociale d’importation.
Deux évènements marquants doivent être relevés de la chronique asiatique de cette année 1973, les accords de cessez-le-feu au Vietnam viennent conclure un conflit vieux de dix ans qui aura profondément marqué tous ceux qui y ont participé et que l’on peut retenir d’une certaine façon comme le point culminant de la guerre froide. La conclusion de cet affrontement pourrait laisser penser que les Russes venaient de marquer un point décisif susceptible d’emporter la décision en leur faveur au passage de la déconfiture politique militaire et morale des Américains. Les apparences sont trompeuses, car un peu plus au Nord, c’est un véritable glissement de terrain qui était en train de se produire. La Chine s’était autonomisée des Russes sous Mao. De son vivant même il avait jugé opportun de se rapprocher des Occidentaux sur le plan de l’équilibre des puissances, faisant du parti russe la faction minoritaire dans le jeu mondial. Sur le plan intérieur, Zhou En Lai et Deng Xiao Ping travaillaient déjà à lui donner le visage que nous lui connaissons aujourd’hui. Une dictature administrative mandarinale pratiquant une politique d’économie mixte à « la française ».
Cette politique se caractérisait sur le plan du commerce international par l’entretien d’un mercantilisme agressif et probablement de plus en plus contre-productif au fur et à mesure que les circonstances particulières qui l’avaient rendu souhaitable se délitaient.

La séquence moyen-orientale sera extrêmement chargée et lourde de contresens stratégiques et économiques. L’attaque syrienne et égyptienne lors des fêtes de Yom Kippour manifestera encore une fois la supériorité militaire évidente du matériel occidental sur les fournitures abondantes venues d’Union soviétique. En effet alors que les conflits précédents avaient mis en avant l’incapacité doctrinale et tactique des armées arabes, comme leur incapacité à même tenir le terrain, les opérations militaires de cette année manifesteront les progrès considérables des Syriens comme des Égyptiens sur le terrain de la professionnalisation des officiers, des états-majors, et plus généralement de la capacité combative du soldat lui-même. Ces progrès seront retenus comme des succès dont les régimes pouvaient se prévaloir — ce qui fut le cas. De façon évidente cela remettait en question explicitement la performance de leur partenaire qui s’avérait incapable de fournir un matériel assez performant pour donner à des combattants valeureux les chances qu’ils méritaient. L’Égypte en tirera les conclusions qui s’imposaient en changeant de camp et la Syrie ira de son côté en s’enfonçant dans un isolationnisme de plus en plus manifeste, il faudra la vigueur du printemps arabe pour réveiller la belle endormie.
Le dernier affrontement majeur entre Israël et les pays arabes sera l’occasion pour les membres de l’OPEP de déclencher le premier choc pétrolier, la dernière hausse étant annoncée le 23 décembre 1973, un jour avant Noël, délicate attention. Les prix du brut passeront ainsi de 4 dollars à 12 — des montants qui semblent dérisoires aujourd’hui. Quoique la guerre ait été le motif officiel de ces hausses, il faut probablement réviser ce point de vue. Il était dans l’ordre des choses que les prix montent, la consommation avait littéralement explosé et la production des grands pays producteurs ne pouvait croître à l’infini. Sur n’importe quel marché, le processus eût été le même. Comme nous le démontrerons, l’économie du marché supposait une hausse, mais celle-ci a été organisée et manufacturée avec des conséquences inattendues.

En France même, les désordres économiques générés par l’ébranlement du système des paiements internationaux verront l’administration « soviétique » (17) de Pompidou passer en cette année magique la loi dite Rothschild (18). Le texte anodin (19) dans le contexte de l’époque a ouvert la porte aux réformes successives qui contraignent aujourd’hui l’État français d’emprunter à des taux de « marché » fixés en pratique par un cartel bancaire bénéficiant, lui, de la possibilité de se refinancer auprès de la BCE à 1 %. C’est donc aussi en cette année remarquable qu’a été mis sur les rails le projet mirifique de l’établissement d’une ferme générale établie sur une échelle continentale, car la dérive française n’est que l’écho presque tardif de la dynamique générale. Nous reviendrons plus tard en détail sur le dispositif dont la technicité apparente ne parvient plus à masquer ses conséquences para-fiscales. Il faut pourtant dédouaner M. Pompidou des arrière-pensées qu’on lui prête désormais, les documents diplomatiques américains publiés aujourd’hui soulignent que, comme en d’autres temps, la France a courageusement soutenu la défense de l’étalon-or, presque seule, à la consternation de tous et particulièrement de nos cousins américains (20).
Cette année stratégique et historique se terminera avec deux évènements phares, la remise du prix Nobel à Kissinger (21) récompensant une œuvre déjà bien avancée et le 23 décembre 1973, veille de Noël oblige, le doublement des prix du pétrole (22). Ceux désorientés par le déluge des évènements auront eu le loisir de se délasser en parcourant les premiers rapports de la Commission Trilatérale créée justement cette année-là et focalisée alors sur les difficultés monétaires du moment et les moyens d’y faire face (23).
L’année 1973 marque la fin des Trente Glorieuses et l’entrée dans une nouvelle ère, les évènements politiques et économiques s’y sont succédé à un rythme rapide. Il faut bien convenir que même avec quarante ans de recul, il est difficile d’expliquer ce qui va se produire les années suivantes. Mais si l’on s’en tient à l’essentiel, il est patent qu’en 1973, l’inflation gonflant déjà, la liquidation de Bretton Woods entrainait d’innombrables conséquences politiques militaires et économiques, le marché international du pétrole ne pouvait pas ne pas être impacté. Si l’on veut comprendre le fonctionnement du système qui s’est établi lors de ces années charnières, se pencher sur le fonctionnement des marchés de l’énergie est certainement opportun. L’année 1974 devait offrir un épilogue tragi-comique, le néo-libéralisme s’ébrouant, il devenait urgent de rendre hommage à ces vieux messieurs qui avaient défendu une vision alternative à l’enfer keynésien qui venait de déferler en trombe pendant les trente glorieuses. C’est ainsi que Friedrich Hayek fut distingué en 1974 du Prix Nobel d’économie, alors même que l’on mettait en place un système des paiements et de l’émission monétaire qui était aux antipodes de ses recommandations tout en faisant mine de s’en réclamer. Une ironie qui n’avait probablement pas échappé à l’intéressé, son court discours sonnant comme un avertissement, M. Hayek semble s’y excuser à l’avance, probablement avait-il épuisé ses réserves d’ingénuité (24). Il faut comprendre que l’Occident, brutalement saigné à blanc par la manifestation des vrais prix du brut, sera poussé presque fatalement à produire un système encore plus pervers que celui dont nous venons d’expliquer le cours et l’aboutissement.

Éric Grémont

Image du haut : Plage de Huntington en Californie au début du XXe siècle. Source : Orange County Archives

Notes

(1) Terme employé dans le contexte colonial : « Louis XIII se fit une peine extrême de la loi qui rendait esclaves les nègres de ses colonies ; mais, quand on lui eut bien mis dans l’esprit que c’était la voie la plus sûre pour les convertir, il y consentit » (Montesquieu, L’esprit des lois) ou encore « Les nègres sont bornés, parce que l’esclavage brise tous les ressorts de l’âme ; ils sont méchants, pas assez avec vous » (Raynal, Histoire philosophique et politiques des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes).
(2) Les besoins étant facilement couverts alors par le Vénézuéla et le Mexique qui produisaient ensemble 260 millions de tonnes de pétrole en 1962 si l’on suit BP.
(3) Voir Palmer Putnam, Energy in the future, DOE, 120 p. Version dactylographiée de trois conférences réalisées sous les auspices de l’Atomic Energy Commission, 1951.
(4) Ratio obtenu en croisant les données historiques de la banque mondiale avec les données fournies par BP dans son livret statistique.
(5) Voir Palmer Putnam, op. cit. p. 61.
(6) Voir Palmer Putnam, op.cit.
(7) Surnom attribué par Enrico Mattei alors PDG d’ENI.
(8) ENI et la Compagnie Française des Pétroles jouant les opérateurs alternatifs présents principalement dans les zones coloniales respectives de l’Italie et de la France, avec pour la France un droit reconnu sur une part du pétrole irakien suite aux tractations ayant suivi la Première Guerre mondiale.
(9) Voir les coefficients d’inflation publiés par le Bureau of Economics Analysis et l’historique des prix communiqués par BP.
(10) Les quiproquos de Mossadegh (1953) et de l’opération franco-britannique sur Suez (1956) traduisant plutôt l’évolution des rapports de force entre les anciennes grandes puissances et le nouveau potentat américain.
(11) http://www.ina.fr/video/CAF89016585/avant-le-couronnement-de-farah-diba.fr.html sur les charmes combinés et indiscutables de la monarchie et de la culture française.
(12) On pourra noter que les embrassades chaleureuses entre Berlusconi et Poutine sur fond d’accords gaziers précèderont de peu les déconvenues du premier qui prendra tout de même la peine d’enfoncer le clou avec un certain panache http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2012/03/08/97001-20120308FILWWW00571-berlusconi-en-russie-chez-son-ami-poutine.php
(13) Pour plus de précision : http://www.opec.org/opec_web/en/about_us/24.htm
(14) Voir l’intervention de Nixon : http://www.youtube.com/watch?v=mAMnyWl2GCY
(15) Les avions de l’armée bombardant le palais présidentiel en prenant soin de ne pas s’écraser dessus ce qui aurait pu passer pour de la maladresse.
(16) Une normalisation passée à la postérité sous le nom d’opération Condor.
(17) Si l’on en croit Claudio Segré, banquier d’affaire chez Lazard et fonctionnaire européen pionnier de la monnaie unique.
(18) http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=C14140127CB26781674ED75C10C5C2C6.tpdjo04v_2?cidTexte=JORFTEXT000000334815&dateTexte=19931231&categorieLien=id#JORFTEXT000000334815
(19) Les banques gérant l’essentiel de l’épargne et de la masse monétaire étant dirigées depuis Bercy, la nouvelle organisation pouvait passer pour une réforme organisationnelle mineure déléguant à des établissements à caractère public la gestion pratique de la masse monétaire — une délégation en quelque sorte.
(20) http://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76v31/d39
(21) Un texte sobre et digne : http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/peace/laureates/1973/kissinger-acceptance.html
(22) Pour se mettre un peu dans l’ambiance : http://www.ina.fr/audio/PHF08004965/inter-actualites-de-19h00-du-23-decembre-1973.fr.html
(23) Créée par David Rockefeller et Zbigniew Brzezinski en cette année charnière pour faciliter les échanges entre les principaux protagonistes du désordre monétaire et politique causé par l’effondrement de Bretton Woods.
(24) Et pour un spécialiste de la théorie de l’agent, c’est un peu la moindre des choses.

2 réponses sur « Pétrole et néocolonialisme (1973) »

Le tonnage par habitant étal est merveilleux, il prouve qu’il y a un pilote dans l’avion. Si on le met en rapport avec la courbe de parité avec l’or, on voit qu’il est plus facile de rationner que de trouver un prix d’équilibre. Il faudrait corriger l’un par l’autre pour voir ce que ça donne.

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